Décembre 1923 : Paris-Soir souhaite enterrer Gustave Eiffel sous « sa Tour »
Pris d’un excès de sentimentalisme mégalomaniaque, les rédacteurs de Paris-Soir se mobilisent le jour de l’enterrement d’Eiffel à la faveur d’une idée saugrenue : faire en sorte que le célèbre ingénieur repose éternellement sous la Tour Eiffel.
Lorsque l’ingénieur et industriel Gustave Eiffel s’éteint dans son hôtel particulier de la rue Rabelais le 27 décembre 1923 à l’âge de 91 ans, c’est une légende « nationale » qui s’en va. Le père de la Tour Eiffel, « maître de l’acier et du fer » à l’origine d’innombrables ponts, viaducs, gares, phares, bâtisses, statues érigés à la Belle Epoque, est déjà lui-même un monument, symbole presque inamovible du « rayonnement français » international.
Comme grisé par le décès d’Eiffel, le jeune quotidien Paris-Soir se met en tête de promouvoir une idée, aussi grandiloquente qu’inutile : inhumer le « grand homme » au pied de sa Tour, sous les arcades de son chef-d’œuvre. Le jour des obsèques à l’église Saint-Philippe-du-Roule, un article agrémenté d’interviews de personnalités est publié à ce sujet, qui n’aura pourtant aucun effet ; Eiffel rejoindra bon gré mal gré sa famille dans le caveau familial du cimetière de Levallois-Perret.
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UNE SUGGESTION DE PARIS-SOIR
Le mausolée d'Eiffel au pied de la tour métallique
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Paris-Soir suggère qu'on enterre l'ingénieur Eiffel au pied de la tour de 300 mètres.
– Pourquoi ?
– Parce qu'Alexandre Gustave Eiffel conçut et bâtit une tour pour l'Exposition universelle de 1889 ?
– Non.
Mais bien parce que l'ingénieur Eiffel fut le créateur, le symbole vivant de l'art du fer et de l'acier et parce qu'il fut, trente ans avant les Américains, quarante ans avant les Allemands, l'audacieux animateur des travaux d'art.
Ces travaux qui symbolisent toute une époque, la nôtre, orgueilleuse de ses réalisations « au-dessus des forces humaines ».
Il est inutile, n'est-ce pas, de revenir sur les brocarts, les aimables plaisanteries, et les cris perçants poussés au nom de l’art par quantité de braves gens sincères qui ne voulaient apercevoir en la Tour Eiffel que le comble du mauvais goût, fiché comme un clou planté à l'envers dans la bonne ville de Paris.
Eiffel, audacieux et calme, défiant les habitudes, secouant les apathies, osa lancer vers les nues « la plus haute tour du monde » en 1889. Sa réalisation étonna le monde entier.
L'homme qui conçut l'harmonie de l'acier, du fer et de la pierre lourde, celui qui jeta le premier des ponts arachnéens à Tardes, à Commentry, sur la Truyère, est un grand homme. L'ingénieur Eiffel est un grand Français qui n'est plus. Qu'il repose aux pieds de sa Tour et, loin des Panthéons officiels et froids où le peuple ne vient jamais, jamais s'enfermer dans le songe évocateur.
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Ce que nous dit M. Gaston Vidal
Sous-secrétaire d’État à l'Enseignement technique
L'idée de Paris-Soir fait son chemin.
Nous sommes ainsi faits : il faut que nos contemporains meurent pour que nous consentions à leur accorder tout le talent, et quelquefois le génie qu'ils nous prodiguèrent.
C'est ce qu'a bien voulu nous dire ce matin M. Gaston Vidal, sous-secrétaire d’État à l'Enseignement technique.
« Je ne suis pas, nous a-t-il dit, très partisan de multiplier les cérémonies destinées à frapper l'âme populaire. Le but est louable : on veut en même temps honorer les grands hommes et montrer au peuple pourquoi et comment ils doivent être honorés. Mais l'après-guerre nous a donné l'occasion de quantité de ces manifestations grandioses et la sensibilité populaire finit par s'émousser.
« Cependant, la tour Eiffel est maintenant tellement dans le panorama de Paris et elle fait une impression si durable sur les étrangers que l'idée d'enterrer là l'homme qui la conçut et la réalisa, en même temps, qu'elle l'honorerait, peut avoir une énorme répercussion dans le monde. Elle est belle et très simplement réalisable.
« La Tour, poursuit M. Gaston Vidal, est devenue autre chose qu'un objet de curiosité, un grand établissement scientifique, un véritable laboratoire. Elle fait désormais partie du patrimoine scientifique français et les années l'ont ennoblie.
Le grand savant qui l'éleva a bien mérité de dormir à son ombre. »
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L'opinion de M. Branly
Nulle adhésion ne pouvait nous être plus précieuse que celle de M. Gaston Vidal, si ce n'est celle de l'illustre E. Branly, père de la T.S.F., dont la gloire est universelle.
« Votre idée, nous écrit E. Branly, est bonne ; elle aurait l'avantage de rappeler qu'Eiffel a réalisé une œuvre difficile. »
Un tel témoignage vient de haut, car on peut bien dire qu'en fait d'œuvres difficiles, nul ne s'y connaît mieux que l'inventeur de la T.S.F.