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Climat de guerre civile : le 6 février 1934 en direct

le 22/03/2024 par Paris-Soir
le 18/03/2024 par Paris-Soir - modifié le 22/03/2024

Au lendemain des émeutes qui ont vu s’affronter manifestants d’extrême droite et d’extrême gauche et forces de l’ordre à quelques centaines de mètres de la Chambre, Paris semble hébété. Plusieurs morts, un millier de blessés sont à déplorer. Paris-Soir revient sur cette nuit singulière. 

La France des années 1930 est une France en crise : le krach boursier de 1929 impacte durement l’économie et la IIIe République parlementaire, vivement contestée par les ligues à droite comme les communistes à gauche, peine à rassembler. En janvier 1934 « l’affaire Stavisky » exacerbe la défiance vis-à-vis d’élites considérées comme corrompues et incapables de bien gouverner.

Plus complexes que la tentative de coup de force fasciste à laquelle elles sont souvent réduites, les émeutes du 6 février 1934 sont à replacer dans une chronologie de manifestations s’étendant de celle de l’Action française le lendemain de la mort de Stavisky le 9 janvier au 12 février, grande journée de mobilisation de la gauche dans toute la France, suite à de nouvelles émeutes les jours suivant le 6. Mais ce jour-ci marque profondément les contemporains par le nombre inédit de victimes. Le grand quotidien Paris-Soir en dresse un bilan détaillé le 8 février.

APRÈS L’ÉMEUTE : LE MINISTÈRE DÉMISSIONNE

Une quinzaine de manifestants tués dont neuf identifiés,

Trois gardes mobiles disparus. Plus de 900 blessés dont 400 agents, gardes et soldats

H. Daladier remet à M. Lebrun la démission du Cabinet

ON PRÊTE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE L'INTENTION DE FAIRE APPEL A M. DOUMERGUE

Des mesures sévères sont prises

INTERDICTION DE TOUT RASSEMBLEMENT ET CORTÈGE SUR LA VOIE PUBLIQUE

En signe de deuil, le drapeau de l'Hôtel de Ville est mis en berne

« DEVANT CES SANGLANTS ÉVÉNEMENTS, JE NE PUIS QUE ME TAIRE », NOUS DÉCLARE LE PRÉSIDENT GASTON DOUMERGUE

Un certain nombre de députés de l'opposition se proposent de ne plus siéger à la Chambre

Le devoir envers la patrie

Le gouvernement, balayé par une immense vague populaire, s'en va. Mais les morts ne ressusciteront pas.

Paris a vécu hier une journée atroce.

Des scènes de guerre civile ont ensanglanté les rues. Obéissant à des ordres impies, la police et les gardes mobiles ont tiré sur la foule. On a vu d'anciens combattants, portant les décorations qu'ils ont gagnées au péril de leur vie, frappés, piétinés, assommés, et les drapeaux aux trois couleurs foulés aux pieds.

Les éléments les plus troubles s'étaient glissés parmi les manifestants, qui chantaient la plus pure Marseillaise.

Pendant que s'élevaient, place de la Concorde, rue Royale, place de l'Hôtel-de-Ville, de sinistres foyers d'incendie, les soldats français ont ouvert le feu sur leurs anciens frères d'armes.

Les prisons, à peine entr'ouvertes pour les coupables des derniers scandales, vont s'ouvrir largement pour ceux que révoltent des actes odieux.

A la juste indignation des citoyens écœurés par l'immoralité de quelques-uns de leurs représentants, on ne peut riposter par les fusils, les tanks et les automitrailleuses. Le Parlement, perdant tout contrôle de lui-même, siège dans le chaos. L'heure n'est plus à délibérer, à hésiter et à s'entêter. Il est impossible que cette sanglante tragédie continue. Le Président de la République, cruellement atteint dans son cœur de Français et de Lorrain, ne tolérera pas – la France tout entière, sans distinction de partis, en est sûre – que la lutte des politiciens et la lutte stupide des partis déchaînent une guerre inexpiable, que la République glisse dans le sang.

Il faut, sans perdre un instant, que M. Albert Lebrun se tourne vers les plus hautes autorités morales du pays et leur demande, au nom de la France, de prendre le pouvoir. Il faut que les gouvernants de demain, par leur éloignement des combinaisons politiques, par leur expérience, par le respect qui les entoure, fassent l'apaisement dans les esprits et mettent de l'ordre dans la maison.

M. Daladier n'a pas voulu cela : donner à l'Europe et au monde le spectacle de la France républicaine souillée du sang des meilleurs de ses enfants.

C'est en remettant le pouvoir dans des mains qui peuvent faire l'apaisement que les ministres actuels doivent sauver la République. C'est en laissant M. Albert Lebrun prendre les graves décisions nécessaires qu'ils peuvent seulement montrer leur attachement au régime. Il la faut, la lutte impie et fratricide a assez duré ; perdre une minute est un crime contre la Patrie.

–PARIS-SOIR.

Lire en troisième page : Le compte rendu des émeutes […]

L’émeute place de la Concorde

Les choses ne se gâtèrent que vers sept heures et quart.

Depuis une heure, en compagnie de quelques journalistes étrangers, je me trouvais sur la terrasse de l'hôtel Crillon. De là-haut, nous dominions la place de la Concorde, sur laquelle flottait une brume glacée. Pourtant rien ne nous échappait du spectacle qui s'amorçait à la clarté blanchâtre des lampadaires. En face de nous, sur le pont de la Concorde, bloqué par six gros camions de la préfecture, un quintuple cordon de gardes mobiles à pied et deux cents cavaliers se tenaient prêts à l'action. Coup sur coup, des charges se déclenchaient. Les manifestants criaient. Ils couraient, chantaient la Marseillaise. Un groupe arrêta un autobus, brisa les glaces à coups de canne, y bouta le feu. Les chevaux s'ébranlèrent au petit trot et balayèrent la chaussée et les trottoirs. Un cavalier désarçonné n'échappa qu'à grand'peine aux fureurs de la foule.

Mais à sept heures un quart, on sentit que la bagarre tournait à l'aigre.

>Un appel de clairon s'éleva du côté du pont, puis un autre, enfin un troisième.

Aucun de nous ne se rendit compte que la troupe, avant de tirer, faisait les trois sommations réglementaires.

Soudain, une femme qui, pour mieux voir, se penchait sur le parapet, retomba en arrière, avec un petit cri.

Sa tête, durement, sonna sur le carreau.

— Qu'est-ce que…

La question s'arrêta dans les gorges.

On relevait la malheureuse. Au milieu du front, elle portait un petit trou rond par lequel filtrait un mince filet de sang.

Elle devait, deux heures plus tard, rendre le dernier soupir à l'hôpital.

***

Cependant, sur les boulevards, à l'Hôtel de Ville, le long du quai d'Orsay, boulevard Saint-Germain, faubourg Saint-Honoré, la manifestation se déployait. Par milliers, les patriotes, les royalistes, les communistes, unis pour une fois, donnaient l'assaut aux cordons de gardes mobiles qui les empêchaient de passer. L'offensive s'engageait partout à la fois. Paris vibrait de l’Étoile à l'Hôtel de Ville, sur une longue ligne droite qui passait par le Palais-Bourbon, point de mire des mécontents. L'air se chargeait d'électricité. Une odeur de roussi flottait par les rues. Place de la Concorde, cela sentait aussi la poudre.

Cinq mille membres des Jeunesses Patriotes s'étaient rassemblés sur la place de l'Hôtel-de-Ville où, par précaution, on avait enlevé les pavés de grès.

Vers 8 heures, les portes de l'Hôtel de Ville s'ouvrirent et vingt-deux conseillers municipaux, qui appartiennent à la droite de l'assemblée, s'avancèrent ceints de leurs écharpes tricolores. Ils prirent la tête de la colonne qui se dirigea vers l'avenue Victoria. Là se tenaient les brigades centrales qui avaient reçu l'ordre formel de ne laisser passer personne.

L'engagement ne pouvait être évité. Il eut lieu. Armés de matraques, les agents se jetèrent sur les manifestants.

Les conseillers qui marchaient en tête des protestataires écopèrent les premiers. Ils furent jetés à terre, piétinés, roués de coups. On releva M. Taittinger la figure en sang.

Refoulées sur ce point, les Jeunesses Patriotes prirent par les quais pour gagner la place de la Concorde. Une nouvelle échauffourée se déroula près du pont de Solférino. Cette fois, ce fut le docteur Lobligeois, le radiologue mutilé victime de la science, qui, atteint de coups de trique au visage, dut être en toute hâte transporté à l'hôpital.

Les patriotes n'avaient point quitté la place de l'Hôtel-de-Ville que les communistes, qui descendaient de Belleville, de Charonne, de Ménilmontant, de la Goutte-d'Or, firent leur apparition. Ils gagnèrent le Châtelet, au chant de l'Internationale. La police les refoula brutalement sur le boulevard Sébastopol, où ils arrêtèrent un tramway pour en briser les glaces.

Quant au Quartier Latin, il s'était mis en état de siège. Vainement, d'ailleurs, personne ne songeant à lui donner l'assaut.

***

Place de la Concorde, l'émeute grondait.

Exaspérée par les coups de feu, la foule, loin de se calmer, redoublait de rage. Pas un autobus qui n'eût des vitres brisées. Dans leur fureur, les mécontents s'en prenaient aux voitures particulières qu'ils renversaient et enflammaient. Un premier autobus se consumait près de l'Obélisque. Un second flambait à l'angle de la rue Boissy-d'Anglas. Le réservoir d'essence d'un troisième faisait explosion en face du théâtre des Ambassadeurs. Une flamme s'élevait gigantesque.

Une clameur formidable s'éleva. Couverts de décorations, précédés de leurs drapeaux, dix mille membres de l'Union Nationale des Combattants défilaient en bon ordre sur la place. Ils chantaient la Marseillaise. On les vit disparaître par la rue Royale.

Sur le pont de la Concorde on se battait toujours. Les Croix de Feu, par le quai d'Orsay, tentaient de parvenir jusqu'au Palais-Bourbon.

Or, vers dix heures, un calme soudain s'éleva. Les cris diminuèrent d'intensité. Les policiers se replièrent en bon ordre sur leurs positions. Les manifestants ralentirent leur assaut. Une paix étrange régna sur la place de la Concorde, la rue Royale, et gagna les boulevards. Chacun respira mieux. On vit des promeneurs descendre vers l'Opéra.

Quelques cafés rouvrirent leurs portes. Des badauds s'attroupèrent sur les trottoirs, commentant avec fièvre les événements de la soirée.

Les rumeurs les plus contradictoires couraient. On annonçait coup sur coup la démission de M. Lebrun, l'arrestation du général Weygand, l'assassinat de M. Frot, l'incendie du ministère de la Marine. Autant de fausses nouvelles. Elles volaient de bouche en bouche, s'amplifiaient, grossissaient à vue d'œil. Des manifestants aux vêtements déchirés montraient le poing aux gardes mobiles.

Un autre, dans un groupe, jurait qu'il y avait plus de cent morts. Puis un bruit se précisa. Les anciens combattants, empêchés par les gardes mobiles d'arriver à l’Élysée, avaient décidé, affirmait-on, de donner, à onze heures et demie, un assaut général.

Cette nouvelle, hélas ! se trouva confirmée. Elle arriva aux oreilles des pouvoirs publics et des régiments quittèrent leurs cantonnements pour le Palais-Bourbon devant lequel ils s'alignèrent, l'arme au pied, prêts à toute éventualité.

Et l'émeute recommença.

Elle fut menée par les « Croix de Feu » qui s'avancèrent armés de pierres qu'ils firent pleuvoir sur les gardes mobiles. Les communistes s'étaient joints à eux. La « Marseillaise » et l' « Internationale » mêlaient leurs strophes. Les gardes à pied chargèrent à la matraque, puis les gardes à cheval qui déblayèrent la place à coups de plat de sabre. Débordés sur un point, les policiers sortirent leurs revolvers. Des hommes tombèrent.

Le président des « Croix de Feu », M. Xavier de la Rochetaillade, éleva le drapeau blanc. Les gardes s'arrêtèrent.

Sur la demande de leurs adversaires, ils consentirent une trêve qui permit à ces derniers d'emporter leurs morts.

Le combat reprit ensuite. Refoulés, les policiers firent appel à la troupe. Des soldats croisèrent la baïonnette.

Une heure de combat acharné suffit à grand'peine pour repousser ensuite les manifestants. Des charges de cavalerie les poursuivirent, avenue des Champs-Élysées, avenue de Marigny et au-delà du rond-point, ils s'étaient groupés aux communistes. Puis le calme revint, définitif cette fois. Mais quel spectacle présentaient les rues de Paris et ces Champs-Élysées qui reflètent, dit-on, l'élégance de l'Europe. Couverts de sang et de poussière, des hommes passaient par bandes. Des ambulances remontaient vers l’Étoile. Des femmes criaient. Des verres brisés jonchaient la chaussée que barraient, çà et là, des débris de barricades.

Huit morts, sept cents blessés.

***

Ce matin

Le jour, ce matin, s'est levé tard, un jour gris et morne, qui pèse sur Paris et l'accable. Place de la Concorde, cinq cents voitures stationnent, qui ont amené des curieux par centaines. Ils se pressent sur ce qui fut le « champ de bataille ». Des tas de bois calcinés, des becs de gaz arrachés s'étalent sur les trottoirs maculés de taches de sang.

Quelle pitié ! Boulevard Malesherbes, les débris d'un kiosque incendié fument encore. Des garçons en tablier blanc réparent tant bien que mal la devanture massacrée d'un petit café.

Et pourtant la fièvre qui soulevait la capitale n'a point cessé. De nouveau, des groupes se forment qui discutent âprement. On s'arrache les journaux.

Un député du Rhône est reconnu par la foule qui se jette sur lui, lui arrache son pardessus, le contraint à s'enfermer dans un restaurant voisin.

— Assassins ! Assassins ! scande la meute des assaillants.

Revivrons-nous tout à l'heure la soirée d'hier ?

Pour en savoir plus :

Olivier Dard, Jean Philippet, Février 34 : l’affrontement, Paris, Fayard, 2024.

Emmanuel Blanchard, « Le 6 février 1934, une crise policière ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2015/4 (no 128), p. 15-28 [En ligne].