La Fronde, quotidien féministe conçu et dirigé par des femmes, est fondé par Marguerite Durand fin 1897. Pour le journal La Presse, Léon Parsons se rend dans les locaux pour en savoir plus sur cette publication novatrice et rencontre sa fondatrice.
Lecture en partenariat avec La Fabrique de l'Histoire sur France Culture
Cette semaine : La Presse du 4 décembre 1897
Lecture : Daniel Kenigsberg
Réalisation : Marie-Laure Ciboulet
La Presse, 4 décembre 1897
LE BOULEVARD
Nos jolies frondeuses
Dès demain, les murs de Paris et de la France seront recouverts d'affiches éclatantes. On y lira :
LA FRONDE
Grand journal quotidien
dirigé, administré, rédigé, composé par des femmes
et, au-dessous, cette proclamation :
Les femmes forment, en France, la majorité de la population.
Des millions de femmes, célibataires ou veuves, y vivent sans le soutien légal de l'homme.
Les femmes paient les impôts qu'elles ne votent pas, contribuent par leur travail manuel ou intellectuel à la richesse nationale et prétendent avoir le droit de donner officiellement leur avis sur toutes les questions intéressant la société et l'humanité, dont elles sont membres comme les hommes.
La Fronde, journal féminin et féministe, sera l'écho fidèle de leurs approbations, de leurs critiques, de leurs justes revendications.
Cette déclaration est nette et précise en sa concision. Une de nos plus aimables féministes m'en a donné lecture et m'a aussi donné l'adresse du directeur, Mme Durand de Valfère, au domicile particulier de laquelle je me suis rendu d'abord. Mais là, on me fit connaître que le directeur de la Fronde passait, maintenant, ses journées entières dans les bureaux de son journal. C'est là — 14, rue Saint-Georges — que je me présente ensuite et que je suis accueilli par une charmante jeune femme aux bandeaux tombants qui, très gracieuse, me fait attendre un instant dans une salle de rédaction dont je puis, dès maintenant, admirer la correcte élégance. Mais, voici Mme Durand de Valfère qui entr'ouve la porte de son cabinet directorial, où je me trouve bientôt.
— Ainsi, chère Madame, vous partez en guerre !
— En guerre ? Mais contre qui ?
Dieu merci, nous n'avons que des amis et, d'ailleurs, nous ne perdrons pas notre temps à des polémiques stériles. Si j'ai fondé la Fronde, c'est afin de faire de la bonne besogne. Nous avons assez parlé, il faut agir. Et je crois que c'est une activité féconde que celle qui consiste à faire gagner leur pain à tant de jeunes femmes qui, pleines de courage, ne demandent que du travail. Si, dans notre journal, nous fermons la porte de la rédaction aux hommes, c'est parce que des femmes de talent ont quelque chose à dire et veulent le dire.
On nous dit bien : mais, le rôle de la femme est d'être épouse et mère. Certes, Monsieur, toutes les femmes ne demandent que ça. Encore faut-il le pouvoir. Savez-vous que ça coûte cher, un mari, par le temps qui court. Toutes les femmes ne peuvent pas se payer ce luxe-là. Alors, quoi, rester fille ! Donner des leçons, entrer dans le journalisme. Oui, quand on est jolie, ça va tout seul. Tout le monde est aimable, depuis le directeur jusqu'au dernier garçon de burean qui vous introduit par des entrées détournées... Mais, les autres ? Celles qui sont laides! Faut-il qu'elles meurent de faim, celles-là !
Dans la Fronde, nous lutterons pour la femme écrivain qui veut placer sa copie, pour l'ouvrière qui veut avoir un salaire égal à celui de l'homme, pour la femme qui veut avoir les possibilités d'être épouse et mère. Croyez-vous que c'est drôle de travailler dans une administration ou dans une usine du matin au soir ? Allez, ce n'est pas pour leur plaisir que tant de femmes entrent dans les administrations ou dans les usines. Mais, je vous le répète, un mari ça coûte cher.
— Et vous avez pu réunir une rédaction féminine suffisante ?
— Mais parfaitement, et des plus complètes. Nous avons même un rédacteur parlementaire. C'est Mlle Hélène Sée, qui connaît son monde politique sur le bout du doigt.[…]
— Et votre programme ?
-— Un programme ! La défense des droits de la femme. Nous nous plaçons en dehors de toute coterie féministe. Pour réaliser mon projet, que je caresse depuis un an, je n'ai consulté aucune de mes amies... Si, une seule, Mme Pognon ; mais elle est discrète et sérieuse...[…]
— Et vous paraissez jeudi prochain ?...
— Oui, jeudi, tout sera prêt, installation et rédaction
...vous viendrez nous voir, n'est-ce pas ?...nous vous recevrons dans le bar.
— Ah, vous aurez un bar !
...oui ! Nous ne sommes pas ennemies d'un peu de gaieté. Et surtout, nous ne voulons pas qu'on nous prenne pour des ennemies féroces de l'homme.
Vous autres, nos confrères masculins, que nous n'admettrons pas dans notre rédaction, nous vous recevrons au bar, où l'on pourra causer tout à son aise de politique... et faire de l'esprit!
Ce n'est pas défendu! N'est-ce pas?
Alors, vous viendrez bientôt !
LÉON PARSONS