Écho de presse

Les confidences d’Al Jennings, pilleur de train

le 10/10/2021 par Michèle Pedinielli
le 06/10/2021 par Michèle Pedinielli - modifié le 10/10/2021

En 1935, l’écrivain Blaise Cendrars publie sous forme de feuilleton les mémoires d’Al Jennings, célèbre outlaw américain, témoin et rapporteur des conditions épouvantables des bagnes aux États-Unis.

En 1935, l’écrivain Blaise Cendrars est grand reporter à Paris-Soir, dans le journal de son ami Pierre Lazareff. Surnommé « le Poète manchot », à cause de l’amputation de son bras droit suite à une blessure de guerre en 1915, le journaliste voyage beaucoup, notamment aux États-Unis. C’est là qu’il rencontre Al Jennings.

Celui-ci est alors un respectable avocat de 72 ans, candidat démocrate à plusieurs élections, auteur de plusieurs livres dont une autobiographie. Ce sont en fait ses « Mémoires sensationnelles » que Blaise Cendrars va publier dans Paris-Soir.

Car avant de se ranger des voitures, Al Jennings a été  « le plus célèbre pilleur de train », « la terreur du territoire indien », le « roi des hors-la-loi ». Ses écrits portent essentiellement sur les épouvantables conditions de détention dans les bagnes américains.

Cendrars publie l’histoire de cet « outlaw » sous forme de feuilleton quotidien entre le 12 décembre 1935 et le 2 janvier 1936.

Qu’on ne s’y trompe pas, selon l’écrivain, il ne s’agit pas d’un vulgaire gangster.

« Al Jennings, le roi des outlaws, le plus célèbre des pilleurs de trains américains, la “terreur” du Territoire indien, dont nous publions aujourd'hui les Mémoires sensationnels, n'est pas un cow-boy de cinéma, ni un personnage conventionnel issu d'un roman policier, ni un héros romantique qui ploie sous le poids de la fatalité.

Tout au contraire, c'est un aventurier terriblement sympathique, proche, familier, un batailleur qui lutta toujours avec la destinée, qui sut la vaincre et se refaire une vie.

Bref, c'est un homme au grand cœur qui nous raconte sa vertigineuse existence simplement, avec bonne humeur et avec fougue certes, mais sans vantardise et sans jamais perdre contact avec la plus profonde humanité. »

Pendant 21 jours, les lecteurs de Paris-Soir peuvent ainsi suivre les aventures de Jennings. Son premier « coup » : l’attaque de l’express de Santa Fe, avec la bande d’Andy.

« En somme il n'y avait rien de bien extraordinaire dans notre plan, ni rien de risqué, à part peut-être la conduite de la loco, mais rien ne clocha et tout se passa exactement comme nous l'avions combiné. Un revolver à six coups est un argument probant que très peu d'hommes osent discuter. Quand mon frère posa le sien dans le cou du mécanicien il était de fait maître du train. […]

L'argent était enfermé dans un coffre réglementaire, en acier, de la maison Wells-Fargo, agence de détectives. Le couvercle était bien bouclé. Je pris une lamelle de dynamite, l'introduisit dans la fente, juste au-dessous de la serrure. L'explosion souffla les côtés et réduisit la serrure en miettes.

Il y avait 25 000 dollars dans le coffre, pas un billet ne fût abîmé.

Nous rapportâmes chacun 5 000 dollars de cette partie de plaisir. »

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Mais Al Jennings ne s’attarde pas sur ses exploits. Très vite, il raconte sa première capture, son jugement en 1899 et la sentence à perpétuité dont il écope dans un pénitencier de l’Ohio, qu’il appelle « la grande cage ».

« En prison les hommes mènent une vie contraire à la nature.

On leur impose brutalement une promiscuité terrible. On les nourrit dans des auges à cochons. On les enferme dans des cellules sans air. On leur interdit toute communication normale avec les gens qui vivent proprement à l'extérieur.

Les moyens employés pour briser les instincts de la nature humaine sont monstrueux et affectent l'être plus profondément et bien au-delà de tout ce que l'on peut imaginer.

Un homme et une femme menant une vie saine n'ont aucune idée de tout cela. »

Il raconte la nourriture immonde, les humiliations quotidiennes, les traitements inhumains et les travaux forcés, le « hard labour ».

« Le hard-labour ! Ce sont les travaux les plus durs de la prison.

Les patrons passent un contrat avec l'administration pénitentiaire et paient à l'État à peu près trente sous par jour pour le travail d'un homme. Chaque condamné reçoit sa tâche journalière et si le travail donné n'est pas fini à temps, on envoie le prisonnier au “trou”. »

Et lorsque le travail n’est pas satisfaisant, les punitions sont féroces et s’apparentent aux supplices médiévaux. La plus terrible, selon Jennings, se nomme la torture dite de l’eau.

« Cette torture s'applique de la façon suivante. Une lance d'incendie, avec un bec de deux centimètres de diamètre et une pression de soixante livres, envoie un jet d'une force terrible en plein visage du patient, dont la tête renversée en arrière est maintenue par une courroie.

L'homme reçoit ce jet, aussi dur qu'une barre d'acier, à bout portant, sur les yeux, le nez, le cou, la poitrine, et la pression qu'il subit l'oblige à ouvrir la bouche. Alors le déluge dévastateur lui déchire la gorge et lui fait éclater l'estomac.

Pas un homme ne peut supporter “l’eau” deux fois de suite et survivre. »

Au milieu de cet enfer, Al Jennings pense devenir fou lorsqu’il rencontre Bill Porter, employé au service de l‘infirmerie.

« Ce matin-là, comme j'étais complètement découragé, absolument sans espoir, sans envie et que je ne voulais même plus vivre, Bill Porter m'envoya un signe de salut. Par le chemin qui va de la vigne au pressoir, il me fit parvenir un message.

D'un prisonnier à l'autre le mot passa et fut transmis jusqu'à ce qu'il me soit chuchoté en secret dans le tuyau de l’oreille.

Ce mot disait :

– Ne perds pas courage. Je travaille. Il y a un nouveau manitou. »

Non seulement Bill Porter arrive à faire transférer Jennings pour travailler au bureau de poste, mais il va aussi lui offrir un moyen d’évasion : l’écriture. Bill Porter, qui deviendra plus tard un écrivain célèbre sous le nom d'O’Henry, fonde en prison Le Club des Reclus.

« Plus tard, quand il devint célèbre sous le nom de O' Henry, le brillant écrivain new-yorkais avait horreur des snobs et des esthètes.

Bill était un original né. Bill adorait la liberté et une société libérée des conventions. […]

Ces histoires d'O'Henry, nous en avons eu la primeur et il nous les a lues presque toutes, le dimanche après-midi, quand nous volions des heures de récréation, de liberté et de joie, nous, une demi-douzaine de convicts, qui étions son auditoire au club clandestin que Bill avait fondé en prison, au Club des Reclus. »

C’est à cette occasion qu’Al Jennings commence à écrire sur ses conditions de détention, sur les terribles histoires de prisonniers agonisant ou devenant fous sous les mauvais traitements. Ainsi que celle du Kid, un enfant innocent exécuté sur la chaise électrique devant lui.

« – Je ne suis pas coupable. Je n'ai pas tué Bob. Je...

Darby abaissa le levier.

Une flamme bleue voltigea autour de la figure du gosse, brûlant ses cheveux et faisant ressortir tous les traits de son visage comme s'il était encadré d'un nimbe d'éclairs.

Le voltage formidable fit se contorsionner le corps du malheureux exactement comme se détend brusquement et s'enroule sur soi-même en vibrant un fil de fer tendu à l'extrême que l'on coupe dans une barrière de barbelés.

Quand le courant le traversa, il jaillit des lèvres de l'enfant un faible cri, comme un cri d’oiseau. »

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Le dernier épisode du feuilleton n’est pas des moins surprenants. Libéré, Al Jennings entreprend en 1904 un voyage à Washington afin d’y être reconnu innocent et totalement réhabilité. Avec un ami marshall, il est invité à la Maison Blanche.

« Je ne quittais pas des yeux la porte par laquelle le président de la République devait entrer. Mais quand je vis cette porte s'ouvrir brusquement et le grand homme entrer comme une bombe, je faillis m'évanouir d'émotion. Roosevelt n'avait pas fait trois pas dans la salle qu'il nous avait déjà repérés. […]

Roosevelt ne dit pas un mot. Il alla à la porte et donna rapidement un ordre à un secrétaire. Puis il se mit à marcher furieusement de long en large. Une fiche arriva du dehors.

Roosevelt y jeta un coup d'œil.

– Vous êtes un homme qui dit la vérité.

Le président se tourna vers moi.

– Vous êtes pardonné. Soyez-en digne. Bonne chance !

Il me tendit la main. J'étais tellement ému que je bredouillai des remerciements inintelligibles. »

Si le feuilleton de Paris-Soir s’achève sur ce que Jennings appelle un « miracle », la vie de l’ex-bagnard va se poursuivre de la plus hollywoodienne des façons.

Après être devenu avocat, il sera conseiller technique puis acteur pour de nombreux films de bandits entre 1914 et 1939. Avant de finir évangéliste itinérant. Il mourra en 1961, à l’âge de 98 ans.