Écho de presse

La disparition progressive des montreurs d'ours

le 06/07/2021 par Pierre Ancery
le 24/04/2018 par Pierre Ancery - modifié le 06/07/2021
Ours savant faisant du vélo, agence Rol, 1925 - source : Gallica-BnF

Le métier ancestral de montreur d'ours a subsisté jusqu'au début du XXe siècle. Il fut au XIXe une spécialité pyrénéenne : les orsalhèrs ariégeois étaient réputés jusqu'en Amérique pour leurs tours.

Survivance du Moyen Âge, originellement pratiqué par les Tziganes, le métier de montreur d'ours a prospéré jusqu'à la fin du XIXe siècle. Il n'était pas rare, alors, de rencontrer sur les places publiques ces amuseurs itinérants. Le plus souvent, ces derniers avaient recueilli leur animal alors que celui-ci était ourson, avant de le dresser en vue de lui apprendre des tours.

 

Les ours apprivoisés, emmenés de ville en ville par leurs propriétaires, étaient capables de marcher, de danser, d'adopter des postures presque humaines, de jongler... et parfois même de faire du vélo.

 

Mais les malheureux animaux étaient parfois aussi utilisés lors de combats avec d'autres bêtes : l'écrivain et poète Théophile Gautier raconte ainsi dans un article de 1838 comment il a assisté, à Paris, à une violente lutte entre un ours domestiqué et des chiens, encouragés par un public surexcité.

 

« Après le loup, on fit paraître un ours […]. L'ours, réjoui de se trouver en liberté, et excité par les fanfares du cor, se mit à danser assez en cadence, ma foi !

 

Et pour compléter la bouffonnerie, tous les autres ours en cage, imitant leur confrère, se mirent à trépigner lourdement et à faire des cabrioles dans leurs bouges ; ce ballet d'ours était fort récréatif ; mais la joie de M. l'ours fut de courte durée, car on lui mit aux trousses une demi-douzaine de dogues qui le firent détaler au grand galop et quitter sa position de bipède pour celle de quadrumane [...].

 

Le profil de l'ours acculé surpasse en laideur les faces les plus monstrueuses. Cela tient du cochon et du brochet [...]. Cette tête mince, osseuse, effilée, sortant de cet énorme paquet de poil, produit l'effet le plus étrange ; on dirait une levrette passant à travers un bonnet de garde national effondré, ou un merlan enveloppé avec de la laine.

 

Le combat de l'ours et des chiens n'eut d'autres résultats que quelques soufflets solidement appliqués pour ceux-ci et quelques flocons de poil arrachés pour celui-là. »

Pendant tout le XIXe siècle, les montreurs d'ours sillonnent la France au hasard des chemins, en quête d'un public. La presse de l'époque témoigne des incidents que pouvaient occasionner leur présence sur les routes. Le Journal des villes et des campagnes rapporte en 1845 :

 

« Deux montreurs d’ours s'arrêtèrent dans la commune de la Motte-St-Jean (Saône-et-Loire), devant une ferme isolée, et demandèrent à une femme qu’ils virent seule, de l’argent et du pain ; elle donna le pain et refusa l’argent ; irrités, ils lâchèrent alors sur cette malheureuse l’ours muselé qu’ils conduisaient.

 

Sans un secours inattendu, la pauvre femme fût devenue la victime d’un acte de férocité inouïe. »

Avec le temps, ces duos itinérants sont perçus de façon de plus en plus négative dans une France qui voit d'un mauvais œil les vagabonds. Le montreur d'ours, qui mène le plus souvent une existence précaire, est assimilé à la figure du bohémien. Paru en 1880 dans L'Écho de la montagne, un article salue les mesures prises contre eux par les autorités, dans l'Orne :

 

« On s’en plaint toujours dans divers départements. Le préfet de l’Orne vient d’écrire aux maires :

“Des ordres sévères ont été donnés à la gendarmerie pour faire disparaître du département les montreurs d’ours. Je vous invite à signaler immédiatement à la brigade la plus voisine ceux qui paraîtraient sur le territoire de votre commune.”

 

Nous applaudissons de tout cœur à cette mesure administrative que nous voudrions voir appliquée dans toutes les communes de France. Les maîtres d’ours feraient beaucoup mieux de consacrer leur temps au travail. »

Résultat, au début du XXe siècle, les montreurs d'ours vont peu à peu disparaître des champs de foire et des places publiques. Un article du Progrès de la Côte-d'Or, en 1929, note leur déclin :

 

« On voyait souvent, avant la guerre, dans nos campagnes et quelquefois dans nos villes, des montreurs d’ours qui, en général, étaient originaires du Monténégro. Or, cette industrie est en complète décadence. Il y a à cela plusieurs causes.

 

En premier lieu, les ours sont de plus en plus difficiles à trouver, les habitants des pays montagneux se livrant à la capture des ours ne se souciant plus d’un métier assez périlleux et peu lucratif. En second lieu, les montreurs d’ours dans les campagnes ont de moins en moins de succès, les habitants ayant maintenant à leur portée des distractions plus intéressantes que celle consistant à voir sauter un ours au son d’un tambourin...

 

Les montreurs d’ours ne seront donc bientôt plus qu’un souvenir. »

Dans certaines régions, le métier de montreur d'ours était pourtant une véritable tradition. Dans l'Ariège, au cœur des Pyrénées, les orsalhèr (« montreur d’ours » en occitan) faisaient figure de spécialité locale, au point que certains allaient jusqu'en Amérique présenter leurs tours. Il existe encore, à New York, une population qui descend de ces Ariégeois émigrés aux États-Unis.

 

Mais eux aussi vont peu à peu disparaître. En 1920, la journaliste Isabelle Sandy se souvient avec nostalgie, dans Le XIXe siècle :

 

« Parmi les visages pittoresques que mes souvenirs d'enfance situent dans le cadre d'une vallée ariégeoise verdoyante et solitaire, se détache celui du montreur d'ours [...].

 

Mi-amusés, mi-dédaigneux, appuyés sur la bêche ou la houe, les paysans interrompaient un instant leur ouvrage et regardaient s'approcher ce paresseux, ce “feignant” qui gagnait sa vie en faisant danser des ours.

 

C'était le plus souvent un montagnard jeune et robuste qui avait lui-même capturé l'ourson sur les hauts plateaux boisés qui dominent son village. Patiemment, pendant les longues soirées d'hiver, il avait poursuivi l'éducation du prisonnier, puis, aux beaux jours, il était parti la cape sur l'épaule, le long bâton et le tambourin aux doigts, sans argent ni provisions, certain d'être nourri lui et son ours par les offrandes villageoises.

 

Cruellement attaché par les narines et muselé, l'ours devenait inoffensif, et il n'était pas rare de le voir pelotonné comme un gros chien aux côtés de son maître endormi dans la paille des granges. »

Tous les ours cependant ne venaient pas des Pyrénées : faute d'une faune locale suffisante, beaucoup d'oursons étaient achetés à Marseille, où l'on trouvait des marchands d'animaux s'approvisionnant dans les pays des Balkans.

 

Le village d'Ercé était réputé au XIXe siècle pour son « école des ours ». En 1935, Pierre Dumas y réalise un reportage pour La Petite Gironde et évoque les souvenirs de son enfance :

 

« Dans la monotonie de l’école primaire, le passage des montreurs d’ours était une attraction qui lançait pour de longs jours nos imaginations d'enfants sur les mers et les routes inconnues. Et voici qu’aujourd'hui, à l'instant où on me demande de parler des “aventuriers de chez nous”, une première pensée se porte vers ces humbles montreurs d'ours de mon enfance.

 

Dans leurs frustes bagages, ils portaient le monde entier. Ils me donnèrent les joies les plus solides, parce que les plus simples de ma vie.

 

Hélas ! II n'y a plus de montreurs d’ours parmi les Ariégeois. Il n’y a que des montreurs d’ours en retraite, et l'esprit d'aventure, toujours vivant dans nos montagnes, a perdu, de ce fait, bien du pittoresque. »

Aujourd'hui, le métier de montreur d'ours n'est pas illégal, mais il a quasiment disparu en France, où ne reste qu'une quarantaine d'ours en liberté, dans les Pyrénées.