« Le Tour de France a toujours été une entreprise privée à but lucratif »
Fondé en 1903 par le journal L'Auto, le Tour de France est devenu peu à peu l'une des plus grandes épreuves sportives au monde. Le chercheur Jean-François Mignot, auteur d'un livre référence sur le sujet, nous plonge dans l'histoire de ce spectacle à visée commerciale.
Jean-François Mignot est l'auteur du livre Histoire du Tour de France, paru en 2014 aux éditions La Découverte.
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RetroNews : Le Tour de France est lancé en 1903 par le journal L'Auto, dirigé par Henri Desgrange, pour relancer les ventes du quotidien et affaiblir son concurrent, Le Vélo. Est-ce à dire que c’est dès l’origine une entreprise à but purement lucratif ?
Jean-François Mignot : Dès la fin du XIXe siècle, plusieurs journaux en Europe, notamment en Belgique, en Italie et en Espagne, créent des courses cyclistes d’un jour pour gagner de l’argent par l’augmentation des ventes et par des publicités plus chères.
L'originalité du Tour de France est d’être une course à étapes, qui dure non pas une seule journée, mais trois semaines. Le but du journal L'Auto est clairement commercial. Le Tour de France a toujours été une entreprise privée à but lucratif.
Le Tour de France a-t-il toujours été aussi populaire qu'aujourd'hui ?
Oui, mais les raisons de sa popularité ont changé au fil du temps : de 1903 à la Seconde Guerre mondiale, il est populaire auprès des lecteurs de journaux, auxquels s’ajoutent les auditeurs de la radio à partir des années 1920. La place du Tour de France est maximale dans la presse au cours des années 1930. Ce que recherchent les lecteurs et auditeurs de l’époque, c’est de l'héroïsme sur bicyclette, c’est-à-dire sur un engin moderne, symbole pour eux de vitesse.
Depuis les années 1970, on suit le Tour de France en direct à la télévision, on a donc toujours des performances, mais aussi du suspense.
Et puis, il y a également l’aspect paysages, l’intérêt pour l’histoire et la géographie des territoires traversés. Une grosse partie des gens qui regardent le Tour de France aujourd'hui ne s'intéressent pas du tout au vélo, mais bien plutôt aux paysages.
Quant à la fréquentation des routes du Tour de France, il y a eu de plus en plus de spectateurs jusqu’aux années 1960, puis de moins en moins car le spectacle est tellement bon maintenant à la télé que se déplacer pour voir les coureurs trente secondes vaut moins le coup…
Dans les premières années suivant la création du Tour, 2% de la population française étaient sur les routes ; cela passe à 40% dans les années 1960.
De quel milieu sont majoritairement issus les coureurs ?
Jusqu'aux années 1970, le profil des coureurs est très marqué : ce sont des ouvriers et des employés, des fils de paysans qui ont passé leur enfance à la campagne. Ouvrier car il fallait être un bon mécanicien à l'époque ; fils de paysans car le vélo était bien plus utilisé à la campagne qu’en ville. Dans les années 1980, Laurent Fignon était surnommé l’intello parce qu’il avait le bac…
Depuis les années 1990 en revanche, les cyclistes sont à peu près aussi diplômés que la moyenne des gens de leur génération.
De même, les tricheries et le dopage ont-ils toujours existé ?
C'est un grand classique : il n’y a jamais eu un seul Tour sans tricheries. Dès 1903, des coureurs en sont exclus. La façon standard de tricher à l'époque, c’est de prendre le train la nuit avec sa bicyclette pour rallier les étapes. Des coureurs se font aussi tirer par des voitures dans les cols…
Il y a mille et une sortes de tricheries. Il y a des gains tellement élevés pour des coureurs pauvres que la triche est très tentante… Et la lutte contre la triche fait autant partie de l’ADN du Tour que la triche elle-même. Les organisateurs modifient le règlement du Tour un nombre incalculable de fois, y compris pour tricher eux-mêmes et faire gagner un Français plutôt qu’un Belge par exemple, parce qu’il y a bien plus de Français qui achètent L’Auto…
Quant au dopage, jusqu’aux années 1960, ce n’est pas une infraction à une quelconque loi. Personne ne se pose la question de savoir si le dopage est acceptable : tout le monde utilise les moyens à sa disposition pour être le plus en forme possible.
L’histoire du Tour de France a souvent rencontré l’histoire internationale. Comment s’est par exemple déroulé le passage des cyclistes en 1906 et 1909 dans une Alsace-Moselle encore allemande ?
En 1906 et 1909, les autorités françaises ont demandé l’autorisation aux Allemands de passer sur leur territoire ; les organisateurs n'avaient aucun intérêt à ce que le Tour génère des problèmes sur place au risque de se voir interdits en Allemagne les années suivantes.
En revanche, en 1919, juste après que la France a récupéré l’Alsace-Moselle, le Tour de France passe immédiatement à Strasbourg et à Metz car le symbole est fort : il s'agit de dire « on est chez nous ».
En 1947, lors du premier Tour suivant la Seconde Guerre mondiale, les coureurs allemands et italiens ne sont pas autorisés…
En 1991, après la chute du bloc communiste, les coureurs de l’Est – qui étaient interdits de participer à une course capitaliste – sont désormais autorisés par leur gouvernement. Le Tour de France est ravi de les accueillir pour augmenter leur audience dans les pays concernés. En ce moment, il s’étend beaucoup en Asie et en particulier en Chine.
Au final, il s’agit toujours d’augmenter les recettes du Tour.
Le Tour de France a-t-il selon vous encore de beaux jours devant lui, malgré sa moindre popularité ?
Ce qui est sûr c’est que le Tour de France est largement plus populaire chez les vieux que chez les jeunes. Le format du Tour, de ce point de vue, ne pourra pas devenir attractif pour des jeunes du XXIe siècle, ce n’est pas assez rapide, pas assez nerveux.
Un autre facteur pourrait contrecarrer cette baisse d’audience, c’est que les spectateurs étrangers veulent voir les paysages français, pas une course nerveuse.
Il paraît difficile de concilier les goûts de jeunes spectateurs français et ceux des spectateurs chinois, mais si le Tour de France y parivent, ce sera le jackpot !
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Propos recueillis par Marina Bellot