Un aperçu des prisons parisiennes à la fin de l’Ancien Régime
Quels étaient les modes de la vie carcérale ordinaire au XVIIIe siècle ? L’historienne Sophie Abdela dresse un portrait de la prison d’alors, à un moment où les quatre grandes geôles de Paris étaient rassemblées au cœur même de la ville, sur l’île de la Cité et ses alentours.
Dans son livre paru aux éditions du Champ Vallon La prison parisienne au XVIIIe siècle, formes et réformes, l’historienne Sophie Abdela revient sur les façons dont la « geôle » d’Ancien Régime destinée aux gens ordinaires était imbriquée à l’espace urbain d’alors – à l’inverse de la mise à distance volontaire typique du pénitencier contemporain.
Avec l’aimable autorisation des éditions du Champ Vallon, nous publions un court extrait introductif à ce travail théorique autour de la place de la prison dans la société, et celle de ses « renégats ».
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Le XXe siècle a entamé ce qu’Olivier Milhaud appelle très justement un « divorce à l’amiable » entre la ville et la prison. Pour Paris, le moment décisif ne fut pas la Révolution, ni même l’Empire, mais survint beaucoup plus tard, à la toute fin du XIXe siècle, alors que le monde entier convergeait sur la capitale à l’occasion de l’exposition universelle de 1900. La présence de prisons devenait soudainement gênante.
Le mouvement ne se limite pas à Paris et tend inexorablement à éliminer les établissements carcéraux des grands centres urbains, à en marginaliser l’espace après en avoir marginalisé les hommes, à faire des prisons des institutions fondamentalement périphériques.
Le déplacement est double : l’expulsion spatiale traduit un rejet social. C’est que la prison, « ce lieu symbolique du conflit entre la société et ceux qui sont considérés comme des fauteurs de trouble, perturbe souvent son voisinage ; elle le perturbe par sa simple présence ».
C’est pourquoi, aujourd’hui, afin que « fleurisse la ville », les « établissements pénitentiaires sont écartés des secteurs les plus nobles du territoire ». […] Lorsque s’entame le XVIIIe siècle, ce divorce est encore bien loin d’être consommé. Au contraire, l’union entre prison et urbanité semble long- temps aller de soi alors que les grandes prisons parisiennes sont implantées depuis des siècles dans le centre de la capitale. Point d’enceintes, point de terrains vagues, point de barrières matérielles pour séparer la Conciergerie, les deux Châtelets et le For-l’Évêque du reste de la ville.
« Déclaration du Roi, portant établissement de nouvelles prisons », La Gazette, septembre 1780
Situées sur et autour de l’île de la Cité, ces quatre prisons occupaient les quartiers les plus anciens du cœur de la capitale, à proximité des hauts lieux du pouvoir judiciaire qu’étaient le palais de justice et le Châtelet, avec la forte densité de population, la grande activité économique et les contraintes spatiales que cela suppose. Voici donc des prisons qui, loin d’être écartées du regard des Parisiens, faisaient partie du décor habituel dans certains des quartiers les plus occupés de la ville.
Cette imbrication de la prison dans la ville participait alors à sa définition : la geôle était un équipement non seulement judiciaire, mais urbain par définition et, surtout, de proximité. En ce sens, elle s’accompagnait de liens très étroits avec les citadins. Ce sont précisément ces liaisons qui, au fil du siècle, sont remises en question et jugées indignes d’une prison car allant à l’encontre de ses fonctions telles qu’elles se précisaient alors.
Cette proximité entre prison et ville, entre détenus et Parisiens, ne tenait pas seulement à l’insertion des prisons dans les quartiers centraux de la capitale. Lorsque l’on se penche sur le détail de cette cohabitation, on comprend toute l’ampleur du phénomène de voisinage que vivaient certains habitants avec les prisons.
La Conciergerie était incluse dans l’effervescence du Palais : autour d’elle se trouvaient les boutiquiers de la galerie des peintres (à l’ouest) et de la galerie des prisonniers (au sud) ainsi que les magistrats de la Grande Salle et de la Grand Chambre (toutes deux à l’est). Ces bâtiments, rattachés l’un à l’autre avec, au nord, les locaux de la prison proprement dite, encerclaient le préau. Les cabinets d’avocats et de magistrats avaient une croisée donnant directement sur le préau alors que les boutiques des galeries étaient juchées directement au-dessus des chambres des prisonniers qui occupaient l’étage inférieur.
« Avant-hier il s’est évadé des prisons de la Conciergerie, 3 prisonniers […] », Le Courrier des LXXXIII départements, juin 1792
D’autres individus parvenaient également à accéder aux détenus, parfois avec une étonnante facilité. C’est le cas de Joseph Bernard, par exemple, qu’un exempt du guet surprend tout bonnement en train de « caus[er] par une fenestre grillée avec des prisonniers de la Conciergerie du palais ».
Certains Parisiens habitaient directement dans le grenier de leur boutique ou avaient leur maison dans l’enceinte du Palais. C’est le cas de Guillaume Marier qui habite si près des détenus qu’un jour de Pentecôte, il les entend :
« chanter le service de touttes les festes de lannée [...] qu’ils chantoient si faux qu’on ne s’entendoit pas [...] et qu’il falloit parler tres hault ».
Marier s’étonne de ce chœur, d’autant plus que d’ordinaire, « on ne les entendoit que jurer ». Il n’est pas le seul à habiter assez près des détenus pour les entendre. La veuve Claude Gilles Deloche dit que, « sa maison étant voisine des cachots », elle entend les voix de ceux qui y sont enfermés. Il semble même que son logement avait vue sur le préau de la prison puisque la fille de Claude Gilles, témoignant à son tour, raconte avoir vu une longue discussion entre deux prisonniers sans qu’elle ait toutefois pu entendre leur conversation.
La prison s’intégrait ainsi dans les dynamiques de voisinage : elle faisait partie des alentours que les Parisiens, au fil de leurs trajectoires urbaines, s’appropriaient. L’espace carcéral n’était pas un angle mort: il formait l’un des innombrables fils de la trame urbaine.
Cette proximité était parfois heureuse pour le personnel des prisons qui pouvait compter sur les voisins pour garder un œil ouvert et signaler toute situation suspecte. C’est ce que fit Louis Fleurot, portier de la cour du Palais, qui se rendit lui-même à la porte de la Conciergerie pour avertir le guichetier : la rumeur courait chez les voisins que certains détenus se seraient évadés. Fleurot ne fait pas preuve d’un zèle particulier en la matière puisque, lors d’une autre évasion, un jeune garçon court également avertir le guichetier de la prison « qu’il y avoit à ce qu’on croioit quelques prisonniers qui s’estoient sauvez ».
Une autre fois, c’est la dame Fournier, une habituée du Palais, qui vient dire :
« à la porte de la Conciergerie tout effrayée [...] que les prisoniers avoient fait une ouverture à la muraille et se sauvoient ».
L’enclos du Palais n’était pas la seule instance de voisinage carcéral. Les autres grandes prisons de Paris étaient, elles aussi, très près de la population de la capitale. Le Petit Châtelet était, pour sa part, complètement enclavé entre les maisons et boutiques voisines d’un côté et l’Hôtel-Dieu de l’autre, la prison étant située directement dans le prolongement d’un des bras de l’hôpital.
Échos du « tribunal provisoire des dix », La Feuille du jour, janvier 1791
Le phénomène était accentué au début du siècle, alors que le Petit Pont était encore peuplé de maisons et de commerces dont la filée aboutissait sur les pourtours de la prison. S’y dressaient alors les installations de marchands de grande envergure qui auraient pu faire rougir même les vendeurs de bijoux, de dentelles et de parfums du Palais et leur clientèle huppée.
Plusieurs Parisiens partageaient donc leur pâté de maisons avec le Petit Châtelet et comptaient les détenus parmi leurs voisins. Cette proximité a même fait persister une situation étrange et risquée :
« Joignant la prison est une maison faisant l’encoignure de la rue de la Boucherie, assés ancienne [...]
Il y a dans cette maison un sousterrain qui donne à la chambre de la Dauphine étant au rez de chaussée de la cour de la prison. »
Le concierge, pour toute garantie contre les évasions, dit avoir posé un cadenas sur la porte... Que ce passage ait été maintenu aussi longtemps sans que l’on songe apparemment à le boucher une fois pour toutes indique à quel point la proximité entre prisons et Parisiens était considérée comme allant de soi. La situation dévoile peut-être aussi combien il pouvait être difficile de trouver les fonds nécessaires pour apporter des améliorations matérielles aux prisons, nous y reviendrons.
Les murs du Grand Châtelet étaient également enserrés par de nombreux voisins. Les plans et l’iconographie de l’établissement n’ont de cesse de dévoiler l’ampleur de la proximité entre les prisonniers et les habitants du quartier. Partout, la prison est représentée entourée d’une foule de gens et de maisons, de boutiques ou d’échoppes venues s’installer directement contre ses parois.
Ces boutiques étaient toutes enregistrées dans la censive du roi et ce dernier recevait, pour chacune d’entre elles, un cens annuel : il ne s’agissait donc pas d’une perte de contrôle de la part du pouvoir royal. Il en va de même pour les boutiques des galeries du Palais. Tous ces petits commerces étaient placés sous la tutelle du monarque et composaient des lots commerciaux tout à fait légitimes et officiels: la proximité entre lieu de justice, prison et espaces marchands ne s’était pas organisée hors des circuits de pouvoir traditionnels ni contre eux.
« Précis d’une lettre […] portant dénonciation des atrocités commises dans la prison du Châtelet », L’Ami du peuple, mai 1791
On devine que, comme pour la Conciergerie, tous ces habitués de la geôle pouvaient constituer autant de paires d’yeux prêtes à signaler toute activité anormale. Le milieu leur était familier et, comme dans tous les quartiers de Paris, « tout le monde se connaît et s’épie ». D’autant plus que certains Parisiens habitaient directement sous les prisonniers du Grand Châtelet.
Le Terrier du Roi répertorie effectivement deux maisons et deux boutiques dans le coin sud-est du Grand Châtelet. L’information est confirmée par une lettre de 1767 du concierge de la prison, Louis Henry De Bruges, envoyée au Procureur général :
« La prison s’étend au-dessus des boutiques et des chambres, et s’élève ainsi jusqu’en haut dans le même alignement que les boutiques ».
Le concierge dit vrai. Près de vingt ans plus tard, en 1785, les architectes Desmaisons et Moreau, chargés d’inspecter l’état du Grand Châtelet, le décrivent ainsi :
« Nous avons remarqué que non seulement au pourtour et à l’extérieur des murs d’enceinte de la prison sont différentes petites maisons et échoppes qui forment des propriétés particulières, mais encore que les rez-de-chaussée et entresols des bâtiments les plus récemment faits appartiennent à des corps de communautés et particuliers, tandis que les tribunaux principaux, chambres et greffes occupent le dessus et y sont excessivement gênés. »
Certains résidents du quartier faisaient donc leur vie sous les prisonniers, entendaient possiblement leurs pas, leurs discussions, leurs plaintes. Parfois, des sons plus suspects parvenaient jusqu’à eux, comme ce fut le cas en 1781. Le concierge Charles Bâton raconte que :
« Plusieurs particuliers demeurant rue de la Joaillerie sont venus à la prison, et se sont adressés aux guichetiers, et ils leur ont dit que de chez eux l’on entendoit un bruit sourd d’où ils pouvoient présumer que des prisonniers essayoient peut etre de percer un mur et faire un trou pour pouvoir s’évader. »
Il y avait donc, comme à la Conciergerie, des avantages à ce voisinage.
La situation était la même au For-l’Évêque, bien qu’à moindre échelle car la Boucherie n’était pas là pour attirer les passants et les marchands. La prison apparaît tout de même enclavée entre des propriétés privées collées, une fois de plus, contre les murs de la prison sans zone tampon digne de ce nom.
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La Prison parisienne au XVIIIe siècle de Sophie Abdela est paru en 2019 aux éditions du Champ Vallon.