Jean Jaurès contre les « lois scélérates » anti-anarchistes
Au début des années 1890, la France est frappée par une série d’attentats anarchistes.
En mars 1892, Ravachol pose des bombes contre Edmond Benoît, président des Assises, et contre l’avocat général Bulot. Même si le « Rocambole de l’anarchisme » est arrêté et guillotiné, une vague d’attentats s’abat sur Paris qui culmine avec deux événements majeurs : une bombe lancée à la tribune de la Chambre des députés le 9 décembre 1893, par Auguste Vaillant (dont il s’avère qu’il a été manipulé par la police pour provoquer une répression massive contre les milieux anarchistes) et l’assassinat du président de la République Sadi Carnot le 24 juin 1894 par le jeune anarchiste italien Sante Geronimo Caserio.
L’opinion publique s’affole, la presse s’émeut et trois lois d’exception sont votées en urgence pour lutter contre les mouvements anarchistes.
Le 12 décembre, on modifie la loi sur la liberté de la presse : désormais, la provocation indirecte, l‘apologie, est punie et elle suffit à un juge pour ordonner saisie et arrestation préventive.
Le 18 décembre : une nouvelle loi permet d’inculper tout membre ou sympathisant d’une « association de malfaiteurs » (dont font partie les groupes anarchistes) sans faire de distinction. Elle encourage aussi la délation.
Enfin, le 28 juillet 1894 la loi cite directement les anarchistes en leur interdisant toute propagande. De nombreux journaux anarchistes, comme Le Père peinard, sont interdits.
« L’ordre public exige que l’on atteigne ceux qui, en dehors de tout concert et de toute entente préalable, font par un moyen quelconque acte de propagande anarchiste. Les adeptes de l’anarchisme revendiquent comme moyen d’action la perpétration d’attentats contre les personnes et les propriétés. Ils ne sauraient dès lors se réclamer du régime de liberté dont la République tient à l’honneur d’assurer le bienfait à tous ceux qui n’attendent le triomphe de leurs idées que de la discussion des opinions et de la volonté du suffrage universel. »
Comme nombre d’observateurs conservateurs, Le Figaro du 10 juillet 1894 se réjouit de la protection de l’ordre public. Cependant de nombreuses voix s’élèvent contre les dangers que font planer ces lois sur les libertés. Et la plus puissante d’entre elles est celle de Jean Jaurès. Dès le 30 avril 1894, il monte à la tribune pour dénoncer la censure qui se met en place.
L’Indépendant rémois du 1er mai rapporte les propos du député socialiste :
« Aujourd’hui le gouvernement poursuit les socialistes républicains ; sous prétexte de mettre le pays à l’abri des actes anarchistes, on touche à la loi sur la presse, on viole la liberté individuelle, on supprime Le Père Peinard (…). On déclare que la justice doit frapper sans pitié, et les journaux capitalistes sont les premiers à énerver l’action de la justice en publiant des actes d’accusation, des listes de jurés. Chacun pour soi, tout pour l’argent, c’est la devise du régime. Cela explique les subventions indirectes de certains capitalistes. »
Cette censure est bien ciblée puisque le gouvernement ne poursuit pas la presse catholique, coupable, selon Jaurès, d’incessantes diatribes antirépublicaines.
« Le gouvernement supprime La Revue socialiste de B. Malon, mais il tolère les journaux catholiques comme La Croix, qui soutiennent que tout est permis contre la société républicaine ; si les délégués ministériels à la justice étudiaient ces articles, ils y trouveraient ample matière à poursuite, et c’est nous que les auteurs de ces articles dénoncent comme les agitateurs ; le but de l’Église est de nous asservir tout en combattant le socialisme qui est la partie vivante de la République. »
Le 25 juillet 1894, Jean Jaurès poursuit son combat parlementaire et attaque cette fois-ci la corruption politique, cause profonde de la réaction anarchiste selon lui, en déposant un amendement à la loi de sureté générale :
« Seront considérés comme ayant provoqué aux actes de propagande anarchiste, tous les hommes publics, ministres, sénateurs, députés, qui auront trafiqué leur mandat, touché des pots-de-vin et participé à des affaires véreuses, soit en figurant dans les conseils d’administration de sociétés condamnées en justice, soit en prônant lesdites affaires par la presse ou par la parole devant une ou plusieurs personnes. »
Montant à la tribune pour défendre sa proposition, Jean Jaurès détaille son propos dans un « très beau mouvement oratoire », selon L’Écho Rochelet du 28 juillet 1894 :
« M. le président du Conseil disait l’autre jour : “L’anarchisme, c’est le mépris de toute autorité.” Et bien ! Quand la représentation nationale se compromet dans les actes véreux, la base même du respect de l’autorité n’est-elle pas ébranlée dans les consciences ? (Applaudissements à l’extrême gauche)
M. Le Président du Conseil ajoutait : “L’anarchisme est le mépris du suffrage universel.” Si ce sont les élus du suffrage universel qui viennent après coup se faire les complices d’une finance suspecte, ne sont-ce pas eux qui ébranlent l’institution même d’où ils émanent ? (Nouveaux applaudissements) »
Il s’attaque dans un deuxième temps aux rapports entre la politique et la haute finance, rappelant que grâce à un vote de la Chambre, la Compagnie des chemins de fers du Sud a gagné plus de 4 millions d’un coup. Puis, il en vient à la presse :
« Je dirai à la presse : vous avez confondu politique et finance. On ne sait plus quelle est la vérité qui vient du cerveau, et le mensonge qui vient de la caisse (Applaudissements sur de nombreux bancs). On a détourné la presse de ses devoirs en en faisant l’instrument des émissions. On l’a déshonorée en achetant quelques uns de ses chefs. (Applaudissements à l’extrême gauche).
Aujourd’hui, au lieu de frapper corrupteurs et corrompus, on en arrive à vouloir frapper ceux qui attaquent ce régime politico-financier. »
L’amendement sera repoussé en fin de séance par 229 voix contre 222 (après recompte des voix). Une très courte victoire du gouvernement qui incite certains journaux proches du tribun à soupçonner un tripatouillage car comme le souligne L’Intransigeant du 28 juillet 1894 :
« Si l’amendement Jaurès avait été adopté – et il l’a été en réalité – c’était l’effondrement de la loi, la chute du ministère, l’écrasement de la majorité. »
Les trois lois de sûreté générale passeront à la postérité sous le terme « lois scélérates », titre d’un pamphlet paru en 1899 dans La Revue Blanche et signé de Francis de Pressensé, Émile Pouget et Léon Blum.
Ces lois « ayant pour objet de réprimer les menées anarchistes » ne seront abrogées que le 23 décembre 1992.