Interview

Le Liban au XXe siècle : vue géopolitique d’une poudrière

Conversation avec Xavier Baron, journaliste spécialiste du Proche-Orient, autour des restes de la « Grande Syrie » et les relations pour le moins houleuses entre les Etats nés de sa disparition.

Depuis septembre 2024, le conflit entre Israël et le Hezbollah libanais est entré dans une nouvelle phase d’escalade militaire – la plus importante depuis 2006. Pour bien comprendre les enjeux du conflit, Xavier Baron, ancien journaliste à l’AFP, spécialiste du Proche-Orient, revient sur l’histoire de la formation du Liban il y a un siècle et sur ses relations avec les pays voisins.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Le Proche-Orient, aujourd’hui une véritable poudrière, n’a longtemps formé qu’une seule et même région vivant en bonne intelligence. Quelle était sa situation ?

Xavier Baron : Pendant quatre siècles, sous l’empire ottoman, ce qui correspond aujourd’hui à la Syrie, au Liban, à Israël, à la Palestine et à une partie de la Jordanie et de l’Irak, a constitué ce qu’on appelait « la Grande Syrie ». Elle rassemblait des populations arabes, organisées en communautés selon le système du millet – système fondamentalement inégalitaire, qui conférait un statut supérieur aux musulmans, mais qui permettait aux différents groupes religieux d’exister côte-à-côte.

La notion de frontière n’existait pas – la circulation se faisait librement d’un bout à l’autre de cette Grande Syrie –, pas plus que celles de citoyenneté ou de droits politiques : la structure de référence était le clan.

Il a été un temps envisagé de créer un grand royaume arabe rassemblant ces populations à la disparition de l’empire ottoman en 1918. Pourquoi a-t-il fait long feu ?

Des discussions ont eu lieu en ce sens dès 1915, alors que l’empire ottoman était entré en guerre au côté de l’Allemagne et que l’on préparait déjà l’après-guerre. Ce sont les Britanniques – de loin les plus présents dans la région – qui ont entamé un dialogue avec le chérif Hussein de la Mecque, descendant du Prophète et roi du Hedjaz. Celui-ci était alors, dans le monde arabe, la personnalité la plus éminente, à la fois sur le plan politique et religieux. Henry McMahon, haut-commissaire en Égypte, lui a alors promis un royaume arabe indépendant à la condition qu’il engage la lutte contre les Turcs. Les contours de ce royaume restaient relativement flous. La Palestine restait a priori exclue, de même que le littoral de la côte syrienne, où il fallait ménager les intérêts français.

La révolte a bien été lancée : dirigée par Fayçal, fils d’Hussein, elle est partie de la Mecque en 1916. Mais le royaume arabe promis n’a jamais vu le jour… Au même moment, les fameux accords Sykes-Picot – entre les deux diplomates Mark Sykes côté britannique et François Georges-Picot côté français – préparaient le découpage de la Grande Syrie en deux zones d’influence. Le 2 novembre 1917, les Britanniques promettaient par ailleurs, à travers la déclaration Balfour, la création d’un « foyer national juif » en Palestine, alors peuplée à 93 % d’Arabes, et où vivait une dizaine de milliers de Juifs. Autant de promesses contradictoires qui préparaient un XXe siècle pour le moins difficile…

Quelle a été la réalité du découpage au lendemain de la guerre ?

La Syrie et le Liban échoient à la France, l’Irak ainsi que la Palestine et la Transjordanie à la Grande-Bretagne. Cette répartition traduit bien le rapport de forces inégal entre les deux pays : si la France fait partie des pays vainqueurs, elle est sortie exsangue du conflit, là où la Grande-Bretagne avait préservé une grande partie de ses forces. Ces pays sont confiés en tant que « mandats » de la Société des nations (SDN) qui vient d’être créée lors du Traité de Versailles. Ce statut est supposé n’être qu’une phase de transition avant l’indépendance, mais il est à durée indéterminée. Dans les faits, les mandats s’apparentent à des protectorats.

La Syrie et le Liban confiés à la France devaient, initialement, ne former qu’un seul pays. Mais la France a fait le choix de les séparer, contre la volonté de Fayçal qui souhaitait maintenir l’unité, mais conformément au vœu des Libanais venus plaider leur cause auprès de Clemenceau. Il faut dire que les liens entre la France et le Liban étaient anciens : remontant à Saint-Louis, les relations avaient été marquées notamment dans les années 1860 par l’intervention de la France en appui aux chrétiens de la montagne libanaise victimes de massacres. En 1920, les Libanais ont réclamé un territoire agrandi qui leur assure une subsistance – un Grand Liban, par opposition au Petit Liban du XIXe siècle centré sur le Mont-Liban – incluant la plaine fertile de la Bekaa. Un argument d’autant plus recevable que la montagne chrétienne – centrée essentiellement sur la culture du mûrier – avait connu en 1915 une famine délibérément provoquée par le pouvoir turc…

Le 1er septembre 1920, le général Gouraud, haut-commissaire au Levant, proclame donc l’indépendance du Grand Liban, qui deviendra en 1926 la République libanaise, dotée d’une constitution comme le prévoyait la SDN. Il passe outre l’opposition des sunnites libanais qui auraient souhaité appartenir à une grande Syrie et celle des Syriens, qui s’opposent à la scission et affrontent l’armée française. Mais la bataille de Khan Maysaloun en juillet 1924 met l’armée arabe en déroute, Fayçal est destitué et contraint à la fuite – il deviendra roi d’Irak. Désormais privée de leader de taille à s’y opposer, la Syrie est finalement contrainte d’accepter la partition du territoire.

« Les accords Sykes-Picot ont toujours été agités comme un épouvantail au Proche-Orient : ils incarnent l’impérialisme occidental dans tous ses excès. Et quand Daech, en 2014, détruit le poste-frontière entre la Syrie et l’Irak, c’est symboliquement une façon de faire table rase de ces accords. »

Cette partition entre Syrie et Liban a-t-elle été finalement acceptée par tous ?

Les différentes communautés libanaises, dès 1943, ont décidé, d’un commun accord, à ne pas remettre en cause les frontières. Cet engagement est inscrit dans le Pacte national libanais, qui prévoit notamment la répartition des pouvoirs entre communautés. Côté syrien, aucune tentative de récupération du Liban n’a été entreprise – même si certains ont interprété l’engagement de la Syrie dans la guerre civile libanaise, entre 1975 et 1990, comme une volonté de mettre la main sur le pays du Cèdre. En revanche, pendant plusieurs décennies, les deux États n’ont pas eu de relations diplomatiques : elles n’ont été établies qu’en 2008, quand la Syrie les a enfin acceptées.

Il est vrai que les accords Sykes-Picot ont toujours été agités comme un épouvantail au Proche-Orient : ils incarnent l’impérialisme occidental dans tous ses excès. Et quand Daech, en 2014, détruit le poste-frontière entre la Syrie et l’Irak, c’est symboliquement une façon de faire table rase de ces accords. Pourtant, aujourd’hui, aucun des États du Proche-Orient ne cherche plus à remettre en cause les frontières Sykes-Picot : au cours du siècle qui s’est écoulé depuis leur création, un nationalisme libanais, syrien, jordanien, irakien s’est développé. Force est de constater que ces États, artificiels au départ, ont pris racine.

Les relations entre le Liban et Israël, créé en 1948 suite au départ des Britanniques et au plan de partage de l’ONU de 1947, ont-elles été dès l’origine difficiles ?

La création d’Israël a indéniablement été l’un des facteurs qui ont conduit à l’effondrement de l’État libanais. Suite à la première guerre israélo-arabe de 1948, 100 000 Palestiniens ont trouvé refuge de l’autre côté de la frontière libanaise. Bien sûr, le Liban n’est pas le seul pays à avoir accueilli des réfugiés : une partie des Palestiniens a fui dans ce qui s’appelait alors la Transjordanie (la Jordanie actuelle) ou en Syrie. Mais au Liban, pays faible, sans vrai colonne vertébrale militaire capable d’exercer un minimum de contrôle, divisé en 18 communautés, cet afflux a été une source de déstabilisation importante.

Entre Palestiniens installés au sud-Liban et Israël, c’est un engrenage sans fin de violences qui s’enclenche : première opération israélienne d’envergure en 1968 ; bombardements massifs en 1972 après l’installation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat au Liban suite à son expulsion de Jordanie ; multiplication des raids et des attentats palestiniens en 1978, et invasion israélienne jusqu’au sud de Tyr. La FINUL (Force intérimaire des Nations Unies au Liban) est alors créée pour essayer de maintenir le calme mais son impact est limité, puisque les Casques bleus n’ont pas le droit d’intervenir. Cette occupation du Sud-Liban va durer 22 ans, jusqu’en 2000…

Dans cette guerre récurrente, l’acmé est atteint en 1982…

Cette année-là, Israël envahit le Liban, avec trois objectifs : tuer Yasser Arafat, détruire l’OLP et installer à Beyrouth un gouvernement allié. Aucun de ces objectifs ne sera atteint mais l’opération se traduit, entre autres, par un siège de trois mois de la capitale et par les massacres palestiniens de Chabra et Chatila. Sous la pression du président américain Ronald Reagan, l’armée israélienne se retire et le ministère de la Défense, Ariel Sharon, est destitué. Mais rien n’est réglé… Beyrouth retombe aux mains des milices, la Syrie reprend ses approvisionnements en armes et la violence continue, marquée notamment par les attentats d’octobre 1983 contre des Américains et des Français.

Surtout, cette invasion israélienne de 1982 a conduit à la création, par les Iraniens, du Hezbollah, né d’un premier camp d’entraînement près de Baalbek, dans la plaine de la Bekaa. Or cette milice chiite a toujours refusé d’être désarmée – contrairement aux autres milices qui ont rendu les armes à la fin de la guerre civile. Les affrontements entre Hezbollah et Israël n’ont jamais cessé depuis, et la guerre ouverte revient cycliquement comme à l’été 2006 ou, à nouveau, depuis septembre 2024.

La guerre est-elle vouée à reprendre à intervalles réguliers, selon vous ?

Je suis convaincu que rien ne sera jamais réglé par la guerre et que le conflit ne pourra se résoudre que par la négociation – qui n’a jamais vraiment eu sa chance. Il faut rappeler les enjeux du conflit et revenir à son origine : le plan de partage de la Palestine proposé par l’ONU en 1947. Il s’agissait alors de créer un État arabe et un État juif séparés. Les Arabes, qui composaient plus de 60 % de la population, obtenaient 46 % du territoire ; les Juifs qui représentaient un tiers, 54 % des terres.... Le principe du partage, comme sa répartition, ont été refusés par les Palestiniens. Les guerres successives n’ont fait que réduire le territoire palestinien comme peau de chagrin : à l’armistice consécutif à la guerre de 1948, Israël obtient 78 % du territoire ; à l’issue de la Guerre des Six Jours, en 1967, c’est 100 %...

Or la seule négociation qui ait été poursuivie, c’est celle des accords d’Oslo qui, en 1993, jetaient les bases d’un État palestinien et reconnaissait les frontières de 1967. Mais ils n’ont jamais pu être appliqués. Ytzak Rabin a été assassiné et ses successeurs, Ariel Sharon comme Benyamin Netanyaou sont opposés au principe même d’un État palestinien. De nombreuses erreurs ont par ailleurs été commises et n’ont fait qu’envenimer la situation. Je pense notamment au retrait des troupes israéliennes de la bande de Gaza effectué en 2005, mais sans qu’elle soit remise à l’Autorité palestinienne, basée à Ramallah, en Cisjordanie, faisant le lit du parti islamiste du Hamas qui s’est emparé du pouvoir…

Tant que toutes les parties prenantes ne s’assiéront pas à la table des négociations avec la détermination – ou l’obligation imposée – de trouver un accord, le problème israélo-palestinien restera entier.

Ancien journaliste à l’AFP, spécialiste du Proche-Orient, Xavier Baron est l’auteur notamment de Le Liban, une exception menacée (Tallandier, 2020), 1975-1990, Regards sur le Liban. Les soldats français dans la guerre (Gallimard/Ministère des Armées, 2019), Histoire du Liban, Des origines à nos jours (Tallandier, 2017), Aux origines du drame syrien : 1918-2013 (Tallandier, 2013), et Les Palestiniens, genèse d'une nation (Le Seuil, Points Histoire, 2003).