Une critique anarchiste du colonialisme, par Élisée Reclus
Militant anarchiste et géographe de génie, Élisée Reclus s’est plusieurs fois prononcé sur les impérialismes occidentaux dans le monde, à un moment où la France était en pleine effervescence colonialiste.
Elisée Reclus (1830-1905) est un géographe et libertaire français. En 1871, il prend une part active à la Commune de Paris. Arrêté les armes à la main, il est condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Sa peine sera commuée à dix ans de bannissement.
Il rejoint alors son frère Élie en Suisse, et participe activement à la Fédération Jurassienne, avec Bakounine et James Guillaume, puis Pierre Kropotkine. Après la Suisse, c'est en Belgique qu'Élisée Reclus s'installe. Très actif, c'est sous son impulsion qu'une Université Nouvelle est créé, ainsi qu'un Institut des Hautes-Études dans lequel il enseignera.
Auteur prolifique, Élisée Reclus a participé à de nombreuses revues, brochures et journaux. Mais il est surtout l'auteur de l'extraordinaire Géographie universelle (19 volumes), et de L'Homme et la Terre (6 volumes). À la fois anarchiste et géographe, donc, la question coloniale se prête particulièrement aux analyses d’Elisée Reclus.
Beaucoup d’anarchistes font la différence entre les colonies de peuplement et les colonies d’exploitation. Les colonies de peuplement désignent l’émigration de colons vers des terres faiblement peuplées. Ces colons sont idéalement assimilés à des classes populaires qui, souvent dans la perspective de fuir la misère de leur pays, vont aller travailler, exploiter une nature encore en friche pour contribuer au progrès matériel de l’homme. Il s’agit alors pour les anarchistes d’associer les colons et les indigènes au sein de sociétés débarrassées de la domination et de l’exploitation dans l’optique d’un concours commun d’un monde nouveau associé à l’émancipation collective.
Au contraire, les colonies dites « d’exploitation », où les colons vont venir explicitement s’accaparer les ressources des indigènes au profit d’une minorité impérialiste sont souvent clairement condamnées. La frontière n’est cependant pas si claire entre les deux, ce qui donnera lieu parfois à certaines ambiguïtés.
C’est ainsi que Reclus observait une lutte interne en Algérie entre la conquête coloniale armée et la colonisation civile :
« La conquête de l’Algérie n’aurait eu que des conséquences déplorables si cette contrée avait dû rester simple école de guerre, mais elle devint aussi, malgré les chefs de l’armée, un terrain de colonisation.
La lutte entre les deux éléments de l’occupation militaire et de la culture civile eut dans les commencements un caractère tragique. Ce fut une guerre à mort, et l’on put craindre pendant de longues années que l’Algérie, transformée en une grande caserne, restât définitivement interdite à l’invasion des idées et des mœurs européennes. […]
Et pourtant, le colon méprisé a fini par avoir raison de son ennemi naturel, le conquérant, et l’Algérie s’est annexée au monde européen. »
Extrait de « Une colonie anarchiste à Tarzout », au sujet du phalanstère construit en Algérie par Élisée Reclus à la fin des années 1890, Le Petit Marseillais, 1894 - source : RetroNews-BnF
Cette ambivalence se retrouve par exemple chez Reclus suite à la conquête de Constantine en Algérie : s’il reconnaît les bienfaits que peuvent offrir les nouvelles voies de circulation construites par les colons, qui vont pouvoir améliorer l’hygiène et le développement du commerce, il souligne aussi le danger qu’elles représentent dans un contexte clair de domination coloniale : ces voies pourront tout autant servir aux troupes pour mieux pouvoir maîtriser et mater les révoltes des indigènes.
D’autre part, il reconnaît que l’exportation d’une culture juridique occidentale, liée notamment à une certaine conception de la propriété, permet aux colons occidentaux de tromper l’indigène. Il ne s’agit pas ici nécessairement de la figure du colon bourgeois qui viendrait dans un but explicite d’exploitation, mais bien du colon parce qu’il est colon, quelle que soit sa classe sociale, armé d’une culture qui va l’inciter à profiter d’un environnement juridique qu’il connaît aux dépens de l’indigène :
« II n’est malheureusement pas douteux qu’en beaucoup de circonstances des spéculateurs profitent de l’ignorance des indigènes pour leur dérober des terres en gardant les formes de la légalité : d’après la loi française, que “nul n’est censé ignorer” mais que ne connaît point l’Arabe, tout copropriétaire d’un domaine collectif a le droit de faire prononcer la division.
Des gens versés dans l’étude du code profitent de cette disposition pour ruiner à leur profit des tribus entières : après avoir trouvé le moyen d’acquérir une part dans une propriété commune, ils réclament la division, puis entament contre leurs associés arabes un procès que ceux-ci ne peuvent soutenir, et le litige se termine à leur profit.
Pour éviter de pareils abus ainsi que beaucoup d’autres qui proviennent de l’incertitude des titres de propriétés, il serait indispensable de recenser les terres arabes, de les délimiter avec précision, d’assurer à chaque douar, à chaque individu, la pleine possession des champs ou des pâtis qu’ils détiennent, de faire un cadastre analogue à celui qui existe déjà dans les communes de plein exercice, et qui couvraient en septembre 1882 une superficie de 1 255 hectares. »
Extrait d’un entrefilet au sujet de l’installation d’Elisée Reclus en Algérie paru dans le journal socialiste Le Parti ouvrier, 1890 - source : RetroNews-BnF
Nous reconnaissons ici le souci anarchiste de Reclus, dont le point de vue normatif accompagne souvent la description scientifique du géographe. C’est la bonne compréhension des phénomènes qui amènent en effet à émettre un jugement critique permettant de ne pas faire fausse route quant aux moyens de parvenir à une société meilleure.
Des anarchistes comme Reclus remarquent par exemple que les autorités coloniales s’appuient sur les élites du pays pour asseoir leur domination, ce en échange de leur protection et de privilèges. C’est particulièrement le cas dans l’Inde divisée en castes, où le pouvoir colonial va encore accentuer la fracture entre les castes supérieures qui collaborent avec celui-ci, et les castes inférieures. D’autre part, l’insertion de la propriété capitaliste dans ces sociétés traditionnelles va désenclaver ces élites de leur rôle et de leur légitimité dans la communauté.
Si les colonies de peuplement font l’objet d’une critique ambivalente de la part de Reclus, il n’en est pas de même de sa critique des colonies d’exploitation, qui constituent une condamnation sans appel de la part du géographe. L’une des caractéristiques des colonies d’exploitation est le faible rapport entre les colonisateurs et les indigènes. C’est particulièrement le cas des Anglais en Inde, qui ont pu dominer deux cent millions d’individus.
Dans sa Nouvelle géographie universelle, il montre ainsi que cette domination a pu avoir lieu grâce notamment à un contrôle drastique des infrastructures de communication, notamment les transports :
« L’important pour eux [les Anglais] consiste à rendre leur position stratégique absolument parfaite. [...]
Les points vitaux sont occupés et le réseau des routes et des voies ferrées, accru chaque année, permet de répartir à volonté les éléments de la force souveraine. [...]
Au XVIIIe siècle, Madras et Bombay étaient encore tout extérieurs : ils avaient à desservir en premier lieu le mouvement commercial avec l’Europe, mais la cohésion de l’ensemble exigeait que la force se reportât vers l’intérieur et les puissances militaires gravitaient naturellement vers Delhi, la cité qui domine à la fois les deux versants de l’Indus et de la Ganga. »
Les Anglais se sont maintenus grâce aux militaires mais aussi grâce aux minorités indigènes privilégiées, qui prélevaient l’impôt. L’idée est pour les Britanniques de les intégrer dans le système colonial de manière à les faire « complices » de l’exploitation, dont le dernier ressort est la consécration de la propriété privée :
« Les pays les plus fertiles, du moins dans les bassins du Gange et du Brahmapoutra, sont précisément ceux dont la population vit dans la plus abjecte misère. Les Taloukdar de l’Aoudh, les Zamindars du Behar et du Bengale, les planteurs de l’Assam se sont partagé la contrée, favorisés par le gouvernement anglais, qui se compose lui-même de landlords, possesseurs d’immenses domaines : c’est ainsi qu’une grande partie de l’Inde a été changée en une “autre Irlande”. [...]
Ainsi la classe des riches propriétaires, hindous ou musulmans, se tient-elle pour solidaire des maîtres britanniques, auxquels elle doit son pouvoir et la rentrée régulière de ses revenus. Parmi ces Zamindars, il en est comme le radjah de Bardwan, dont le domaine rapporte en fermages jusqu’à 10 millions de francs par année ; mais au-dessus de lui, que d’agents qui ont encore à prélever leur fortune sur le travail des misérables rayots ! Et que de haines entre la foule des laboureurs, esclaves de fait, quoique libres en droit, et les intermédiaires qui les oppriment ! »
Extrait de la recension élogieuse de la Nouvelle géographie universelle d’Élisée Reclus, Le Français, 1875 - source : RetroNews-BnF
Nous retrouvons ainsi tout au long des analyses d’Élisée Reclus une critique du fisc, de la propriété et des inégalités à l’œuvre dans les colonies, et qui reposent selon lui sur deux principes faisant obstacle à l’émancipation humaine : l’État, ici dans sa version impérialiste, et la propriété, ici dans sa version capitaliste liée aux colons.
En somme, c’est profession d’anarchiste qu’il fait dans ses analyses critiques du colonialisme.
Il convient cependant de rappeler ce qu’est l’anarchisme pour Reclus. Il ne s’agit pas d’un terme synonyme de chaos ou de désordre. Au contraire, il désigne le plus haut degré de l’ordre dès lors que la solidarité a remplacé la compétition et la guerre, et que l’égalité a remplacé la hiérarchie et l’exploitation.
Les écrits de Reclus sont nombreux concernant l’anarchie (plus de 80 articles). Il est une brochure intitulée L’Anarchie, issue d’une conférence de 1894 qui illustre particulièrement bien, et de manière synthétique, sa façon d’envisager l’anarchie :
« L’anarchie n’est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même pris dans son acception “absence de gouvernement”, de “société sans chefs”, est d’origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon.
D’ailleurs qu’importent les mots ? Il y eut des “acrates” avant les anarchistes, et les acrates n’avaient pas encore imaginé leur nom de formation savante que d’innombrables générations s’étaient succédé. De tout temps il y eut des hommes libres, des contempteurs de la loi, des hommes vivant sans maître de par le droit primordial de leur existence et de leur pensée.
Même aux premiers âges nous retrouvons partout des tribus composées d’hommes se gérant à leur guise, sans loi imposée, n’ayant d’autre règle de conduite que leur “vouloir et franc arbitre”, pour parler avec Rabelais, et poussés même par leur désir de fonder la “foi profonde” comme les “chevaliers tant preux” et les “dames tant mignonnes” qui s’étaient réunis dans l’abbaye de Thélème. »
Extrait de l’article « Une conférence sur l’anarchie », revenant non sans acrimonie sur la prise de parole d’Élisée Reclus au South Institute de Londres, La Dépêche du Berry, 1895 - source : RetroNews-BnF
Reclus convient cependant que l’heure d’une société anarchiste n’est pas encore arrivée. Cependant il ne suffit pas d’espérer un quelconque grand soir pour qu’advienne l’anarchie, qui est une construction de tous les jours, y compris dans les rapports interpersonnels de critique de l’autorité et de développement de l’entraide.
À ce niveau intermédiaire se trouve aussi l’émancipation nationale des indigènes. Elisée Reclus remarque en effet que se forge peu à peu un sentiment d’unité nationale, notamment en réaction à la colonisation. Il préfigure ainsi le mouvement de l’essor des nationalités dans les colonies, qui seront le vecteur de l’émancipation à venir des peuples colonisés.
Il existe bien sûr le danger que cet essor des nationalités se transforme en nationalisme et reproduise le système étatique importé par les colons. Tout du moins cette étape est-elle, selon lui, un préliminaire à une nouvelle révolution qui ferait éclore l’anarchie.
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Édouard Jourdain est politologue. Spécialiste de l'histoire de l'anarchisme et de Proudhon, il est notamment l’auteur de L’Anarchisme (La Découverte, 2013) et de Quelles normes comptables pour une société du commun ? (Éditions Charles-Léopold Meyer, 2019).
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Pour en savoir plus :
Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, Paris, 1905
Elisée Reclus, L’Anarchie, Éditions Marée noire, 2006
Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1875
Béatrice Giblin, « Elisée Reclus et les colonisations », in: Hérodote, 2005