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Regards de la presse française sur Rosa Luxemburg

le par - modifié le 09/02/2022
le par - modifié le 09/02/2022

Figure aujourd’hui légendaire des socialismes allemands et européens, Rosa Luxemburg n’est en réalité devenue « célèbre » qu’à la suite de son assassinat à l’issue de la révolte spartakiste. Revue de presse de « Rosa la rouge » de son vivant – et après…

Rosa Luxemburg est surtout célèbre pour avoir contribué à la fondation du Parti communiste allemand (KPD) le 1er janvier 1919, avec son camarade Karl Liebknecht. Tous deux seront assassinés par les corps francs le 15 janvier 1919 avec l’approbation du gouvernement social-démocrate de l’époque.

Les études sur la réception de Rosa Luxemburg en France soulignent que « Rosa la rouge » était très peu connue avant la révolution allemande de 1918-1919. Pour le grand public, assurément, son nom ne disait pas grand-chose. Mais à consulter attentivement différents titres de presse, le tableau apparaît plus contrasté. En effet en lisant la presse socialiste d’avant 1914 – et même la presse de toute tendance – son nom apparaît de temps à autre, et nombre de militants socialistes français connaissent non seulement son nom, mais même, pour les plus informés, ses orientations.

Dès avant la guerre elle s’était ainsi déjà fait un nom comme représentante de l’aile gauche de la social-démocratie allemande (SPD). Juive polonaise naturalisée allemande, attachée à la mobilisation des masses et à une conception révolutionnaire du marxisme, elle sera de tous les combats du socialisme international.

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Qui connaît Rosa Luxemburg ?

Quelques mentions ici et là de notre révolutionnaire apparaissent dans les colonnes des journaux français. Ainsi par exemple Le Petit parisien, le 12 septembre 1911, évoque le congrès du SPD qui se tient alors à Iéna. Exposant les principaux points de vue s’exprimant à cette occasion, l’article évoque brièvement l’intervention de Rosa Luxemburg, qui critique la direction trop timorée du parti (le « comité directeur »). Le titre de l’article montre la forte impression faite sur le journaliste « Au congrès socialiste d’Iéna on reproche au comité directeur de n’avoir pas fait son devoir ». Il est notamment question de lutte contre le colonialisme au Maroc :

« Au début de la séance de l’après-midi, Mme Rosa Luxemburg présente sa propre défense contre le reproche s’indiscrétion et de déloyauté que lui a adressé le comité du parti (…).

Elle accuse à son tour le comité directeur de la social-démocratie d’avoir adopté à l’égard du Maroc une attitude hésitante, qui ne lui a certainement pas acquis l’approbation des socialistes français. »

Mais les mentions à son nom et ses interventions restent ponctuelles. On sera moins surpris de voir davantage de références dans Le Socialiste, l’organe hebdomadaire du courant « guesdiste » (c’est-à-dire de Jules Guesde, un des introducteurs du marxisme en France). Certains de ses écrits sont traduits et publiés dans ce journal : ainsi de « Grèves en masses, le Parti et les syndicats » en février-mars 1909. Et il est régulièrement fait référence à son action et aux persécutions dont elle est l’objet. Le 31 janvier 1904 on évoque une « justice de classe ».

« Notre vaillante camarade Rosa Luxemburg a été condamnée à trois mois de prison pour avoir eu l’air de se moquer de l’empereur et de douter de sa connaissance de la situation ouvrière en Allemagne. »

Liebknecht, un héros célèbre

Pour autant ces quelques apparitions ne peuvent contrebalancer une réalité qui s’impose à la lecture des sources de l’époque : le nom de Karl Liebknecht était alors beaucoup plus connu. Député au Reichstag, fondateur de l’Internationale de la jeunesse socialiste, orateur brillant reconnu dans toute l’Europe pour ses harangues antimilitaristes, Liebknecht incarnait l’aile la plus combative et déterminée du socialisme allemand.

Qui plus est – dimension oubliée aujourd’hui mais qui n’échappait à personne à l’époque – il était le fils de Wilhelm Liebknecht, le fondateur du premier parti ouvrier social-démocrate, le Parti social-démocrate des travailleurs, en 1869 (le parti dit d’ « Eisenach » car fondé dans cette ville de Thuringe). Et son père avait été également un combattant de la révolution de 1848. De l’insurrection du « Printemps des peuples » à l’antimilitarisme d’avant-guerre, le nom de « Liebknecht » renvoyait donc à une histoire longue et glorieuse.

A plusieurs reprises, les interventions énergiques de Karl Liebknecht sont retranscrites dans la presse française. Par exemple, le 27 avril 1913, le nom et la photographie de Karl Liebknecht sont à la une du quotidien Le Matin à propos de « L’affaire Krupp » qui « provoque un violent débat au Reichstag. Le député allemand va jusqu’à mettre le kronprinz en cause ». Le correspondant à Berlin du Matin retranscrit l’atmosphère électrique qui parcourt les bancs de l’assemblée allemande :

« Soudain l’hémicycle se remplit. De tous côtés arrivent des députés, des officiers des conseillers fédéraux, des ministres. Le sous-secrétaire d’État à la chancellerie prend place à côté de la tribune réservée à l’orateur. Dans une pièce voisine le chancelier se tient prêt à intervenir.

Le docteur Liebknecht devait certainement parler à nouveau de l’affaire Krupp. Le voici maintenant à la tribune ; son discours va déchaîner les passions, provoquer de terribles clameurs, et le vacarme deviendra assourdissant lorsqu’il déclarera que la personne qui se trouve à la tête de la camarilla qui pousse à la guerre n’est autre que le futur empereur d’Allemagne. »

« Rosa » n’est pas totalement oubliée. En 1912, le SPD devient le premier parti au Reichstag, le parlement de l’Allemagne impériale. Toutes les autres forces politiques étant coalisées contre lui, il ne peut prétendre gouverner. Mais sa force est indéniable. A cette occasion L’Humanité de Jean Jaurès prend l’initiative de publier une interview de Rosa Luxemburg le 21 janvier 1912. Démarche audacieuse : à l’époque aucune femme ne peut être élue au Reichstag (tout comme en France à la Chambre). Mais L’Huma choisit de lui donner la parole. Son attitude suscite l’admiration :

« C’est de Rosa Luxemburg, la vaillante camarade qui déjà̀ au printemps de sa vie occupe une place si prééminente non seulement dans le mouvement allemand, mais aussi international, que j’ai voulu connaître la signification de notre victoire et quels pouvaient être nos espoirs pour le futur Reichstag.

Je la trouvai dans son agréable petit appartement de Sudende, alors qu’elle s’apprêtait à partir pour les provinces rhénanes pour continuer la campagne jusqu’au jour du ballottage.

On peut dire qu’elle incarne l’audace et les aspirations de cette Pologne écrasée sous le joug de toutes les réactions : ce corps frêle renferme une source inépuisable d’énergie et sa volonté n’a pas de limite humaine. »

La remarque sur la Pologne mérite d’être relevée : la solidarité avec la Pologne opprimée a été un élément structurel et important de la gauche française, sensible à l’oppression que lui fait subir la Russie tsariste depuis le XVIIIe siècle.

Mais une telle mention ne manque pourtant pas d’ironie. Car Rosa Luxemburg n’avait aucune sympathie pour la cause nationale polonaise : elle a toujours émis de vives protestations contre les revendications de reconstitution des frontières du pays. Pour elle l’internationalisme doit primer, il ne faut faire aucune concession au cadre national, qui mènera le mouvement ouvrier à des alliances contre nature, avec des courants politiques non socialistes… On mesure ici combien ses positions politiques demeurent méconnues à Paris, malgré la sympathie manifeste qui s’exprime à son égard.

L’Humanité l’interroge notamment sur ce qu’un parti cantonné à faire de l’opposition peut apporter de concret à la cause des ouvriers.

« Mais cette politique négative du socialisme au Reichstag ne donnera-t-elle pas naissance à l’antiparlementarisme en Allemagne ?

RL : Je ne le crois pas, parce que la social-démocratie n’a pas commis la faute de faire du parlement le centre de la propagande et de l’effort socialiste. Les prolétaires allemands ont appris à ne considérer le Reichstag que comme un des moyens dans la lutte contre la société́ actuelle. Ils savent bien que tant que nous n’aurons pas la majorité ils ne pourront rien tenir. Mais la satisfaction de voir chaque année le parti grandir et ses mandats augmenter n’est pas à la seule qu’ils aient. La pression au parlement a fait obtenir le peu de législation et de protection ouvrières qui existe aujourd’hui. Notre œuvre est donc loin d’être négative. »

Les propos ainsi restitués sont intéressants : Rosa Luxemburg soutient l’importance des élections et de la lutte parlementaire, alors même qu’elle a plutôt la réputation d’être peu concernée par les luttes institutionnelles… A tel point que l’on peut se demander si le journaliste, en restituant ses propos, n’a pas un peu forcé le trait ?

Quelques années plus tard, après le déclenchement de la guerre, son nom apparaît ponctuellement, le plus souvent aux côtés de son ami Liebknecht. Le 1er décembre 1915, Le Mercure de France publie la lettre d’ « un professeur de l’Université de Gênes et ex-membre du parlement, M. Bossi » adressée à un député socialiste italien, Morgari. A cette époque le Parti socialiste italien est ardemment pacifiste et en veut beaucoup à la social-démocratie allemande de soutenir l’effort de guerre. Mais quelques noms échappent à sa condamnation :

« Pour tous les honnêtes et loyaux militants du parti socialiste, l’on ne peut pas ne point admettre que la social-démocratie allemande – et les deux ou trois exceptions de Liebknecht, Rosa Luxemburg et Clara Zetkin ne sauraient influencer le jugement – apparaît désormais d’inéluctable sorte comme la plus grande et la plus criminelle responsable des conditions tragiques où se trouvent actuellement les peuples de l’Europe, assiégés par la barbarie la plus atroce que l’Histoire ait jamais connue, la barbarie teutonne. »

Le nom donc circule : pour ceux qui s’opposent à la guerre, son nom est synonyme de résistances au nationalisme. Il est significatif que l’on parle de « Liebknecht », sans son prénom ; il demeure infiniment plus connu à cette date.

Après l’assassinat

Après la mort des deux leaders mi-janvier 1919 paraît le premier essai biographique substantiel dédié à Rosa Luxemburg en langue française. Il est signé par le socialiste Bracke-Desrousseaux et publié le 21 janvier 1919 dans L’Humanité :

« Elle parlait au moins six langues. Elle aimait et connaissait à fond, entre autres, la littérature et la philosophie françaises, auxquelles elle aimait à revenir dans les courts loisirs qu’elle trouvait.

Rosa Luxembourg offre l’un des rares exemples d’une socialiste qui put militer dans les rangs de deux sections à la fois. Elle comptait pour l’un des leaders de la social-démocratie polonaise et collaborait assidûment à son journal. En même temps, elle bataillait avec la démocratie socialiste allemande, par la plume, par la parole, par son action ardente et inlassable. Je ne crois pas qu’elle ait manqué, depuis plus de vingt ans, un des Congrès – sauf pour cause de prison. (…)

La révolution allemande poursuivra son destin. Soyons sûrs qu’après les terribles ouragans qui l’attendent peut-être encore, la mémoire de Rosa Luxembourg restera, pour le prolétariat de tous les pays, celle d’une combattante, en même temps que d’une éducatrice. »

A partir de là, les deux martyrs vont être célébrés régulièrement dans la presse communiste. Dans les années 1920, le nom de Rosa Luxemburg est désormais bien connu et son œuvre va être progressivement traduite en français.

A tel point que, même pour l’extrême droite, Luxemburg et Liebknecht méritent d’être cités. Ils sont ici synonymes de trahison. Le journal collaborationniste et antisémite Je suis partout, dans son édition du 25 février 1944, les mentionne à plusieurs reprises. Sous la plume de Pierre-Antoine Cousteau, on peut mesurer cette haine tenace et durable :

« Qu’on relise les Réprouvés, d’Ernst von Salomon. Ou mieux l’ouvrage capital – un des maîtres livres de ce siècle – que Benoist-Méchin a consacré à l’Histoire de l’Armée allemande. Et l’on verra s’il était concevable que les ‘résistants’ de l’Allemagne vaincue aient pu envisager un instant de faire cause commune avec les misérables qui champignonnaient sur les plaies de la patrie effondrée.

Avec Liebknecht, avec Rosa Luxemburg, avec Kurt Eisner, avec Rathenau. Aujourd’hui le maquisard même honnête, même patriote a – qu’il le veuille ou non – partie liée avec Weisskopf. Là est l’abîme qui le sépare du ‘réprouvé’ d’Ernst von Salomon. »

Le nom de Rosa Luxemburg était bien désormais connu de tous…

Jean-Numa Ducange est historien, professeur des universités à l’université Rouen-Normandie, membre junior de l'Institut Universitaire de France. Il est l’éditeur des textes de Rosa Luxemburg, Le socialisme en France 1898-1913, parus aux éditions  Agone en 2013.