L'étrange affaire de la possédée de Grèzes
En 1902, la presse s'intéresse à un étrange cas de « démonomanie » : sœur Saint-Fleuret, une religieuse aveyronnaise, semble en effet possédée par le diable.
1902. Grèzes, dans l'Aveyron. Sa supérieure, ses compagnes, les autres sœurs, les habitants de la région, tout le monde en est persuadé : sœur Saint-Fleuret est possédée du diable. Cette jeune religieuse est atteinte de violentes crises au cours desquelles la vue du moindre objet saint, un christ, un livre de dévotion ou une image religieuse, lui fait horreur et la plonge dans un état de fureur intense.
Les crises sont tellement fortes qu'elle a l'impression que le diable la mord ou la brûle, et qu'aussitôt la crise passée, des marques de morsure et de brûlure apparaissent sur son corps ! Et encore plus étrange, comme l'explique Le Journal du 15 juin :
« Chose incroyable, elle n'a pas besoin de voir ces objets, elle les sent, elle les devine, quand on les approche d'elle, pour si cachés qu'ils soient elle se précipite aussitôt vers eux pour les détruire, ne pouvant absolument les souffrir. De plus, elle devine souvent la pensée des personnes qui lui parlent et elle leur répond même dans leur langue, quelle que soit cette langue. […]
Quoique simple paysanne qui n'a jamais reçu la moindre instruction, sœur Saint-Fleuret parle très bien, dans ses crises, le grec, l'italien, le russe, l'anglais, l'allemand etc., et elle répond toujours parfaitement dans la langue qu'on lui parle. Elle devine même ce qu'on pense à lui dire, dans n'importe qu'elle langue. »
Le journal raconte ainsi que lorsque l'évêque local est venu lui rendre visite, sœur Saint-Fleuret lui a craché à la figure... Avant de lui parler en « langue caraïbe ». Pendant l'été 1902, le cas passionne la presse. Le Matin raconte qu'on a bien tenté de pratiquer sur elle des exorcismes, mais ceux-ci se sont révélés inefficaces.
« Il y a quelque temps, le clergé, espérant que Dieu, dans sa miséricorde, ferait grâce à la possédée et chasserait le malin esprit du corps de la malheureuse si on l'exorcisait ou si on essayait de l'exorciser, ne fût-ce qu'en approchant avec précaution du corps de la malade une hostie consacrée, eut recours à ce moyen mais, à peine l'hostie consacrée avait elle pénétré dans la chambre de sœur Saint-Fleuret que celle-ci s'excitait, s'exaspérait et se cabrait exactement comme quand on approche d'elle de l'eau bénite, et sa crise durait tant que durait la présence de l'hostie consacrée dans son très proche voisinage. »
On essaye même de l'emmener à Lourdes pour la délivrer de son mal, mais la religieuse, aussitôt arrivée, vole un calice dans la grotte miraculeuse ! Dans La Presse du 18 juin, un certain docteur Papus, mage et hermétiste de son état, est interviewé sur son cas. Il est catégorique :
« – Mais à quoi attribuez-vous ces phénomènes? Est-ce à la présence possible du « démon » ainsi que le prétendent les théories catholiques ?
– Je crois — non pas au démon — mais bien à l'existence dans le corps du possédé d'un être invisible pour nous qui, pendant toute la durée de la crise, usurpe la personnalité psychique du démon et parle, agit, de façon toute différente. »
Cet être invisible, ajoute-t-il, est selon lui "un ancien prêtre, un maudit qui a commis quelque crime religieux dont il subit le châtiment"... Jean de Bonnefon, envoyé spécial du Journal, parvient à rencontrer la malheureuse, dont il décrit le visage d'ange. Il interroge aussi le docteur Séguret, son médecin traitant depuis douze ans. Celui-ci nie que sa patiente soit capable de parler des langues inconnues. Il semble relier sa maladie à un trouble d'origine sexuelle :
« Je puis affirmer que pas une mauvaise pensée volontaire n'a effleuré cette virginité absolue. Et pourtant, la malade présente des phénomènes que l'on ne voit que chez des femmes usées, lasses, ayant traversé tous les accidents de la vie, dans les grandes villes. […]
Mais sœur Saint-Fleuret est par-dessus tout une martyre, martyre de sa vertu, de sa pudeur. La chasteté gouverne les mouvements de sa vie, et depuis douze ans, elle passe ses nuits à lutter contre le démon qui veut la violer. Le fantôme du diable emplit ses bras chastes, se couche sur cette poitrine vierge de tout, même de désirs, et c'est ainsi que sœur Saint-Fleuret s'use en défenses imaginaires.
Parfois le démon lui paraît être une statue d'ébène vêtue d'or rouge et elle a peur de l'aimer. »
Ce que corrobore Le Temps du 23 juin, pour qui "il s’agit d’une sorte d’hystérie, qui atteint les femmes plutôt que les hommes, et, parmi les femmes, celles qui sont vouées au célibat en même temps qu’aux pratiques continuelles de la vie religieuse".
Qu'est-elle devenue par la suite ? Qu'on se rassure : le 26 septembre, Le Journal annonce que sœur Saint-Fleuret a subitement guéri après s'être rendue en pèlerinage à Pellevoisin, près de Châteauroux. Désormais « douce, calme et raisonnable », elle va à l'église comme toutes ses compagnes, discute avec le plus grand bon sens et n'entre plus en convulsions à l'approche d'un objet religieux.
Comme si le Diable s'était lassé de tant de publicité...