Interview

Quand les femmes livraient leurs tourments à leur directeur de conscience

le 21/12/2023 par Caroline Muller , Marina Bellot
le 12/12/2023 par Caroline Muller , Marina Bellot - modifié le 21/12/2023

Guides spirituels et moraux, les directeurs de conscience furent le réceptacle des aspirations et désespoirs des catholiques, en particulier des femmes. En s'appuyant sur des échanges épistolaires, l'historienne Caroline Muller brosse une « histoire intime des catholiques au XIXe siècle ».

RetroNews : En quoi consiste la direction de conscience, dont la pratique connaît un grand succès au XIXe siècle ?

Caroline Muller : La direction de conscience est une pratique de conseil spirituel et moral, non obligatoire, qui s'ajoute aux dispositifs spirituels courants chez les catholiques, tels que la confession ou la prière. Il s’agit d’une pratique relationnelle : la personne dirigée est suivie par un prêtre ou un moine, à qui elle transmet des bulletins de vie, oraux et épistolaires, dans lesquels elle raconte son vécu au quotidien. En retour, elle reçoit des conseils, voire des consignes, qui ont pour but le progrès moral et spirituel. Le directeur de conscience, grâce à sa capacité à discerner, incarne et prolonge l’autorité de Dieu, ce qui le place dans une position à la fois respectée et crainte.

Cette pratique naît dans le monde monastique. Le premier grand moment de développement se situe au XVIIe siècle, lorsque la pratique commence à concerner de plus en plus de laïcs. Mais le succès de cet usage fait naître des critiques très vives : les directeurs spirituels – en particulier jésuites – sont accusés de manipuler les consciences, de prendre part à des complots politiques, ou encore d’être des débauchés prompts à détourner les femmes de leurs devoirs. Le Tartuffe de Molière (1664) met d’ailleurs en scène les abus de directeurs bien plus intéressés par le corps des femmes et l’argent des familles que par les progrès des âmes. En proie à cette crise, la pratique reflue. On la voit réémerger en effet dans les années 1830, période à laquelle elle connaît un nouveau un grand succès.

Comment expliquer que cette pratique soit essentiellement féminine ?

La direction de conscience ne leur est pas réservée, mais ce sont en effet en majorité des femmes qui en font usage. Ce phénomène reflète la « féminisation » du catholicisme : d’un point de vue statistique, l’écart entre les pratiques religieuses des hommes et des femmes se creuse tout au long du XIXe siècle : les femmes sont plus nombreuses à se confesser et à assister à la messe. Les femmes des grands salons parisiens comme les femmes de la moyenne bourgeoisie ont recours à la direction de conscience. Avoir le meilleur directeur de conscience, ou en tout cas le plus réputé, permet de se distinguer et de signaler son appartenance à l’élite. Il existe par ailleurs une variété de profils chez les directeurs (monarchistes, démocrates, libéraux…) qui permet de choisir celui dont on partage la sensibilité.

Que cherchent les femmes qui en font usage ?

Ce lien leur sert à démêler les difficultés de leur quotidien. Le directeur, tenu au secret, est le réceptacle de projets, de désillusions et de désespoirs. Désaccords avec le mari, sexualité malheureuse, violences… Tous ces sujets peuvent être abordés sans craindre le scandale, la perte de respectabilité ou de l’honneur, ou la diffusion du conflit aux autres membres de la famille. Les femmes y évoquent aussi les contraintes et injonctions contradictoires qui pèsent sur elles. Comment se plier aux exigences mondaines tout en conservant une vie spirituelle dense et exempte de péché ? Comment concilier obéissance au mari et aspirations personnelles – écrire un livre, prendre des décisions pour ses enfants ? Des discussions de négociation s’engagent avec le directeur, dont la mission est délicate. Un bon directeur doit savoir juger quelles informations il est pertinent ou opportun de faire circuler, et dans quel intérêt.

Le conflit est courant en direction. Certains se font à bas bruit : ils consistent dans le fait de désobéir et de s’en expliquer. Surprise à lire un auteur défendu, Madame de Menthon se justifie ainsi auprès de son directeur, monseigneur Dupanloup :

« Vous savez que je me suis mise à lire un livre de M. Ampère, c’était déjà contre mes plus formelles résolutions de rien lire, au moins de considérable, sans votre permission. (...) Ma conscience me criait de le laisser, mais d’un autre côté j’y tenais par tout l’attrait de l’orgueil et de la curiosité, et j’ai trouvé mille prétextes pour m’autoriser à le continuer. »

Dans certains cas, le conflit aboutit à une rupture ouverte et violente.

Comment expliquer la défiance masculine à l'égard de la direction de conscience ?

Les hommes sont moins nombreux à recourir à la direction de conscience car les injonctions des directeurs de conscience peuvent être vécues douloureusement, en particulier en matière de sexualité, puisque les hommes sont alors incités à s’abstenir de toute relation qui ne serait pas procréatrice. Cela provoque des réactions brutales, sur le mode du refus de l’ingérence. Puis, à partir des années 1870, un nouvel obstacle accentue l’incompatibilité de la direction de conscience avec la construction de la masculinité : la mise en place d’un ethos du citoyen républicain autonome, fondé sur la liberté individuelle.

Dans quelle mesure le clergé s'est-il appuyé sur les femmes pour mener sa mission de « reconquête des âmes » au XIXe siècle 

Au XIXe siècle, le clergé se perçoit comme une citadelle assiégée et est en quête de stratégies pour assurer l’avenir et la transmission du dogme. Or le clergé a compris que les femmes étaient les meilleures alliées dans la reconquête des âmes. Dans un monde où les femmes pratiquent beaucoup plus que les hommes, à une époque où les membres des familles expérimentent une proximité affective nouvelle, les femmes sont perçues comme un très bon outil d’influence. Il s’agit pour le clergé de s'appuyer sur la répartition des rôles de genre dans les foyers pour pouvoir influencer les consciences masculines. L’idée, en substance, c’est qu’il faut passer par la mère pour atteindre le fils et la femme pour toucher le mari.

J’ai trouvé à cet égard des conversations qui élaborent des stratégies de conversion progressive. Et les réussites sont éclatantes : sur deux générations, des familles libres penseuses retournent à l’église à partir des années 1860… Ce partenariat avec les femmes poursuit un autre objectif : au moment où l’Église perd le droit d'intervenir dans la vie politique française, le clergé choisit le terrain de l’intime et de la confession pour retrouver un contrôle sur les consciences.

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Caroline Muller est historienne, spécialiste de l'histoire du genre et de l'histoire du catholicisme au XIXᵉ siècleSon ouvrage, Au plus près des corps et des âmes, est paru aux éditions du PUF en 2019.