Le 1er Congrès antimaçonnique international : la presse catholique en ordre de marche
Le 20 juillet 1895 l’annonce d’un premier « Congrès antimaçonnique international » apparaît dans la presse. En France, où la sécularisation bat son plein, une presse catholique intransigeante s’active pour promouvoir son dessein politique : anéantir « l’ennemi satanique » en le « démasquant ».
La prise de Rome le 20 septembre 1870 et son annexion par le Royaume d’Italie a entraîné la chute des États pontificaux et la fin de la reconnaissance du pouvoir temporel des papes en Italie. À partir de l’élection de Léon XIII en 1878, la position du Saint-Siège vis-à-vis de la franc-maçonnerie se durcit et prend un tournant majeur. Après la publication d’Humanum genus en avril 1884 dans le monde catholique, l’antimaçonnisme politique se développe progressivement en Europe et devient l’une des principales stratégies politiques du Saint-Siège, qui tente de faire face aux idées libérales qui s’épanouissent désormais en Italie et dans plusieurs pays d’Europe, à l’image par exemple de celles exprimées et traduites politiquement par les républicains français de la IIIe République ou par les acteurs du Kulturkampf bismarckien.
L’idée d’un congrès international antimaçonnique apparaît en juin 1895 et c’est l’abbé français Gabriel de Bessonies (1859-1913) – alors directeur du journal La Franc-maçonnerie Démasquée et auteur régulier dans le journal catholique La Croix sous les pseudonymes Le Chercheur ou Gabriel Soulacroix – qui soumet l’idée aux membres de l’Union antimaçonnique italienne de Rome. Sa proposition est rapidement soutenue par Léon XIII (1878-1903) et par son secrétaire d’État Mariano Rampolla Del Tindaro (1887-1903), qui voient notamment en cela une possibilité de créer un sursaut politique en Italie ou dans d’autres régimes parlementaires comme en France, en Allemagne, ou en Espagne.
Durant plus d’un an, l’essentiel de la presse catholique s’engage dans la bataille des idées dans au moins 26 pays et encourage la tenue d’un congrès antimaçonnique international. En France, où la presse conservatrice compte parmi les plus zélées et les plus engagées, un groupe composé principalement de journalistes et de directeurs de titres de presse officiants au sein des journaux La Croix, L’Univers, La Vérité et d’autres, s’organise pour promouvoir activement le 1er congrès antimaçonnique international dans les cercles catholiques français.
À partir du 20 juillet 1895, « l’heure est aux grandes résolutions » et la diffusion de l’idée d’un congrès antimaçonnique internationale débute en France. Un « Appel à la presse Antimaçonnique française » est lancé dans le Supplément La Croix le 21 juillet, dans le journal La Vérité d’Élise Veuillot (1825-1911) ou encore dans le quotidien L’Univers dirigé par son frère Eugène (1818-1905). Le but est de créer en France un vaste réseau de journalistes capables d’organiser la lutte politique contre la franc-maçonnerie avec le soutien de la presse, mais aussi de convaincre un maximum d’acteurs de prendre part à l’organisation matérielle et à la réussite du futur congrès international.
On peut y lire les formules ayant cours dans les cercles d’extrême droite de la fin du XIXe siècle au sujet de « l’ennemi satanique » tapi dans ses « antres ténébreux » :
« En France, par l'iniquité de la loi d'accroissement, la Franc-Maçonnerie, directrice occulte de la persécution la plus odieuse, espère ruiner l’Église dans ses œuvres vives, supprimer les Congrégations par la guillotine sèche du fisc. Les tentatives contre le recrutement du sacerdoce ayant manqué leur but, la laïcisation des hôpitaux et des écoles ne suffisant plus à la rage maçonnique, le Grand-Orient et le Suprême Conseil ont recours au vol cynique, sous forme d'impôt inconstitutionnel et par conséquent illégal, pour détruire à bref délai toutes les communautés religieuses qui sont l'honneur de notre pays et les bienfaitrices des indigents.
La lutte est donc arrivée à sa période aiguë. D'autre part, l'ennemi maintenant est connu de tous l'ennemi qui, du fond de ses antres ténébreux, dirige cette guerre à mort déclarée officiellement aujourd'hui en divers pays à l'Eglise de Jésus-Christ, cet ennemi satanique a été démasqué par le grand Pape Léon XIII, par les évêques et par la presse catholique des deux mondes. »
Dans cet appel, tous « les confrères de la presse catholique française […], tous les groupements et Comités d’actions catholiques, quels qu’ils soient » sont conviés. On y annonce une réunion privée prévue le vendredi 26 juillet à la Maison de la Bonne Presse dans la salle des Congrès, à Paris, durant laquelle vont être nommés les membres du comité français antimaçonnique en charge de superviser la stratégie politique en France.
In fine, l’Union antimaçonnique italienne choisit pour président l’homme de presse et abbé Vincent de Paul Bailly (1832-1912), fondateur du journal Le Pèlerin en 1873 et de La Croix en 1880. Le député des Basses-Alpes Paul-Antonin d'Hugues (1859-1918) est désigné pour être vice-président, principalement en raison de son poids politique. Gabriel de Bessonies, acteur majeur de l’antimaçonnisme français depuis plus de dix ans et initiateur du projet, est quant à lui nommé secrétaire.
À partir de là et durant plus d’un an, le congrès antimaçonnique international fait l’objet de nombreux articles dans la presse française, ce qui permet de scruter les différentes étapes de son organisation. Parmi les journaux les plus impliqués, on trouve sans surprise La Croix, dans lequel près de 50 articles et dépêches sont consacrés au congrès et à sa nécessité. On peut aussi lire plus d’une vingtaine d’articles dans L’Univers et autant dans La Vérité. D’autres titres de presse d’extrême droite tels que La Libre Parole de l’antisémite et antimaçon notoire Edouard Drumont ou Le Peuple français de l’abbé Garnier soutiennent l’effort de propagande. Au total, plus de 50 journaux et revues issues du corpus RetroNews ont publié plusieurs centaines d’articles dédiés au congrès.
Le programme du congrès est réalisé par le Comité central exécutif en charge de l’organisation du congrès. Il est diffusé en France par voies télégraphiques à partir de novembre 1895, puis apparaît promptement dans plusieurs journaux.
Certains relaient par ailleurs des articles appelant à soutenir matériellement le congrès antimaçonnique. On trouve dès lors de multiples ouvertures de souscriptions, à l’instar de l’article qui paraît dans La Croix le 17 août 1895, dans lequel des listes de noms de souscripteurs célèbres tel que celui de l’archevêque de Reims Mgr Langénieux – ainsi que les montants de leurs dons – sont exposés pour donner une impulsion aux donations.
Une souscription est même lancée sous le nom de Miss Diana Vaughan, qui s’avère en réalité être un personnage fictif inventé de toutes pièces par le célèbre polémiste Léo Taxil. Cet avatar de l’auteur attise les fantasmagories liées à un prétendu « satanisme maçonnique » pratiqué parmi les hauts-grades et dont il dévoilerait les secrets dans la revue Le Diable au XIXe siècle et dans les Mémoires d’une ex-Palladiste en 1895. L’auteur de l’article profite ici de son caractère controversé pour favoriser l’obtention de dons.
Plusieurs autres appels à souscriptions sont imprimés dans les colonnes du journal monarchiste L’Univers, comme dans le numéro du 27 juillet 1896 où un article est consacré au congrès en première page. Le journaliste invite alors les « lecteurs qui le peuvent à prendre part à ce congrès » et demandent notamment « d'apporter le concours de leurs aumônes et de leurs prières ».
« Nous n’avons pas besoin d'appeler l'attention de nos lecteurs sur l’importance de ce congrès, la lutte contre la franc-maçonnerie sur tous les terrains s'impose partout, c’est l’ennemi contre laquelle il faut toujours combattre en la démasquant comme l'a prescrit Sa Sainteté le Pape Léon XIII dans son Encyclique Humanum Genus. »
Véritables tribunes politiques pour les acteurs de l’antimaçonnisme, ces journaux nous livrent aussi la position de certains hauts dignitaires ecclésiastiques français, qui soutiennent avec force le dessein du pontife. C’est le cas par exemple de l’évêque de Nevers, dont on retrouve les dires dans La Vérité du 13 septembre 1896 :
« Parmi tant d’assemblées qui se tiennent de nos jours, celle-là sera certainement une des plus importantes. […] »
Dans ces journaux s’expriment également des figures conservatrices et antimaçons tels que le député du Finistère Albert de Mun (1841-1914) ou encore celui des Basses-Alpes, le vicomte d’Hugues, dont les idées sont retranscrites et largement diffusées en France.
« Il ne saurait plus être question pour elle, de dissimuler ses desseins politiques et antireligieux derrière l'apparence philanthropique qui, à la fin du siècle dernier, lui a valu tant d'adeptes et a continué, de puis, à faire tant de dupes.
La destruction du catholicisme est, désormais, le programme avoué, dans leurs propres déclarations, par les meneurs de la secte qui savent à merveille, utiliser, suivant les circonstances, pour arriver à leurs fins, le concours de tous ceux que la crédulité ou l'intérêt enrôlent dans ses rangs. »
Enfin, grâce aux dépêches télégraphiques et aux agences de presse, le congrès est commenté en temps réel du 26 au 29 septembre et les délibérations faites à son issue font par la suite l’objet de différentes publications.
Durant les 15 mois qui se sont écoulés après la première annonce d’un congrès antimaçonnique international, la presse catholique française a fortement œuvré à sa promotion et a contribué matériellement à son organisation.
En se faisant les relais de la politique du Saint-Siège et en adoptant parfois l’antimaçonnisme comme ligne politique, une myriade d’organes de presse a également participé à augmenter la diffusion des idées antimaçonniques, et notamment celles consistants à imputer à la franc-maçonnerie l’entière responsabilité des changements politiques et sociaux que traverse le pays et le monde catholique à la fin du XIXe siècle.
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Pour en savoir plus :
Aldo A. Mola, « La Ligue antimaçonnique et son influence politique et culturelle aux confins des XIXe et XXe siècles », in : Alain Dierkens (éd.), Les courants antimaçonniques hier et aujourd'hui, Éditions de l'université de Bruxelles, coll. « Problèmes d'histoire des religions », 1993, p. 39-55
Yves Hivert-Messeca, L’Europe sous l’Acacia. Histoire des franc-maçonneries européennes du XVIIIe siècle à nos jours, Tome 2, préface d’Aldo A. Mola, postface d’Andréa Önnerfors, Paris, Édition Dervy, 2014, p. 507-521
Simon Sarlin, Rouyer Dan. The Anti-Masonic Congress of Trento (1896). International Mobilization and the Circulation of Practices against Freemasonry. Contemporanea : rivista di storia dell'800 e del '900, 2021, p. 517-536
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Dan Rouyer est chercheur en histoire contemporaine, spécialiste des idées contre-révolutionnaires et des mobilisations antimaçonniques en Europe aux XIXe et XXe siècles. Il travaille actuellement sur un ouvrage au sujet du 1er Congrès antimaçonnique international.