Écho de presse

Quand le docteur Baraduc voulait mesurer l’âme humaine

le 19/12/2023 par Nicolas Méra
le 12/12/2023 par Nicolas Méra - modifié le 19/12/2023

A la fin d’un XIXe siècle mordu de sciences occultes, « le Paracelse parisien » cherche à démontrer l’existence d’un fluide vital à l’intérieur du corps humain. Comprendre : démontrer l’existence physique de l’âme.

Est-il possible de quantifier l’âme humaine ? En Égypte ancienne, en pensait que le cœur d’un individu était pesé après sa mort. Si son poids n’excédait pas celui d’une plume, le défunt était conduit au royaume des morts. Dans le cas contraire… il était dévoré par Âmmout, un hybride monstrueux à mi-chemin entre le crocodile, le lion et l’hippopotame.

Au cours des siècles suivants, l’âme humaine n’intéressa guère le monde scientifique. La salvation de l’âme était la prérogative du clergé : à tâtons, savants et érudits se contentèrent d’améliorer le reste.

La donne change brusquement au XIXe siècle, période charnière électrisée par des expériences scientifiques frôlant le surnaturel. C’est l’époque à laquelle les anatomistes anglais tentent de redonner vie aux cadavres à l’aide de courants électriques ; celle des tables tournantes où, dans les salons mondains, on s’obstine à communiquer avec l’au-delà ; celle où Camille Flammarion, le nez dans les étoiles, devine les contours de mondes extra-terrestres tandis que Thomas Edison bricole un téléphone afin de communiquer avec les morts.

Bref, entre les sciences dures et l’occulte, la frontière est poreuse, et les scientifiques du temps n’hésitent plus à partager leur temps entre les deux disciplines. C’est le cas du médecin français Ferdinand Hippolyte Baraduc, Auvergnat de souche, dont le nom pointe dans les revues scientifiques à partir des années 1880. Ses travaux se heurtent d’abord à des cas concrets du domaine médical : l’hémorragie cérébrale en 1877, le prolapsus ovarien en 1882, les congestions de la moelle en 1887. Mais alors que la plupart de ses confrères s’intéressent aux germes, à l’anesthésie, à l’imagerie médicale et aux premières prothèses, le savant docteur Baraduc s’abîme peu à peu dans l’occulte.

C’est, semble-t-il, au tournant des années 1880 qu’il se consacre à l’étude des « vibrations » qui émaneraient du corps humain et cherche à en saisir les subtiles manifestations. Il publie La Force vitale. Notre corps vital fluidique, sa force biométrique à Paris en 1893, suivi de L’Âme humaine, ses mouvements, ses lumières et l’iconographie de l’invisible fluidique en 1896. Les deux titres interpellent : un corpus ténébreux mêlant mathématique, géométrie et physique alimente les discours de celui qu’on surnomme déjà « le Paracelse parisien ».

Le docteur Baraduc résumera le principe fondateur de sa pensée dans La Revue spirite du 1er mars 1904 :

« Chacun de nous possède autour de lui son vortex propre et personnel de vibrations qui exprime sa vitalité, et définit son état d’âme dont la sensibilité et l’élasticité sont mesurées par un arc de cercle […] ;

la vibration qui nous anime est vivante ; elle est l’expression momentanée de la vie universelle travaillant en nous et se manifestant autour de nous par un mouvement qui déplace l’aiguille biométrique d’un nombre de degrés proportionnel à ce travail. »

Mais comment mesurer la substance de « l’énergie vitale » ou prendre « la respiration de l’âme » ? C’est simple, répond le docteur Baraduc : à l’aide d’une machine biométrique. Cette invention est livrée aux regards curieux des savants de l’Académie des Sciences dès l’été 1891. Du propre aveu de son développeur, le « biomètre » est le fruit de plusieurs années d’expériences et d’observations durant lesquelles il a tenté d’apprivoiser ce fameux « fluide vital » qui irriguerait le corps humain. Dans son édition du 13 août 1891, L’Éclair souligne la portée d’une telle découverte :

« Depuis longtemps déjà les observateurs qu’on se refuse à tenir pour orthodoxes ont cru pouvoir affirmer qu’il se dégage des extrémités – des doigts de la main, par exemple – un fluide. Si on voulait le figurer, on pourrait imiter les imagiers preux qui représentaient tout naïvement les Vierges avec des mains ouvertes rayonnantes. […]

Jusqu’alors on soupçonnait ce dégagement de fluide, mais on ne le voyait pas se manifester d’une façon claire, méthodique et positive. M. le docteur Baraduc a dit à l’académie des sciences, qui vérifiera ses assertions, qu’il obtient cette manifestation tangible. »

Selon le docteur Baraduc, tous les organes du corps humain sont baignés par ce fluide immatériel, grâce auquel ils peuvent interagir entre eux mais aussi avec l’environnement extérieur. Pour faire simple, « l’énergie vitale » fonctionnerait comme la télégraphie sans fil, par une liaison faite d’ondes et de vibrations, comme le précise La Revue des Deux Mondes en novembre 1906.

Si nous ne sommes pas très loin de la télépathie (transmission de pensée) et de la télékinésie (capacité à mouvoir des objets à distance), c’est normal : avant de faire les beaux jours de la science-fiction, ces thématiques ponctuaient les discussions des parapsychologues de la fin du XIXe siècle.

Mais une question reste en suspens : comment la machine du docteur Baraduc fonctionne-t-elle ? Les instructions sont détaillées en Une du grand journal Le Matin le 3 septembre 1901 :

« Une aiguille de cuivre recuit est suspendue à un fil de coton ; elle est disposée à deux centimètres au-dessus d’un cadran chiffré qui surmonte une bobine de 145 mètres de fil de fer très fin, dans un bocal à l’abri de l’air, des variations de la température et des vibrations extérieures.

Cette aiguille a l’étrange propriété d’être influencée sans contact, à travers la paroi de verre, par la présence du visiteur. Celui-ci n’a qu’à diriger, perpendiculairement à la pointe de chaque aiguille, la main droite vers l’appareil, l’extrémité des doigts étant exactement à trois centimètres du cadran. La pose dure trois minutes.

Alors les aiguilles sont attirées ou repoussées par une force qui se dégage de l’expérimentateur. »

Pour autant, si tous les cobayes semblent troubler les aiguilles de la machine, le cadran n’affiche pas toujours des résultats analogues. Le docteur note consciencieusement les rapports et en déduit un score « moyen » qui doit être celui de l’individu lambda. Mais comment interpréter les écarts entre les différents diagnostics ? Difficile de le dire, d’autant que Ferdinand Baraduc, fort de cette première percée médiatique, s’attaque alors à un autre chantier : photographier l’intangible.

A l’époque, la photographie est un art jeune appelé à bien des révolutions, et les amateurs comme les professionnels tentent d’en tirer profit. La technique n’est pas encore totalement au point, enrayée par les préjugés et les pseudosciences. Certains médecins légistes de l’époque imaginent que la rétine de la victime d’un meurtre aura ainsi enregistré l’image figée de son assassin… La photographie véhicule les mêmes croyances empruntant au miraculeux. A l’image des chasseurs de fantômes qui traquent des spectres sur des clichés flous dégoulinant de leurs bains révélateurs, le docteur Baraduc cherche à donner à l’insensible une réalité matérielle, concrète, scientifique. Il tente notamment, en plaçant une plaque photographique au-dessus d’un patient endormi, d’y saisir l’empreinte de son cauchemar…

« L’annonce d’un fluide humain enveloppant tous les corps et pouvant augmenter d’intensité sous l’effort de la pensée, sous la tension des muscles, remonte à la fin de l’année 1893, » rappelle La Dépêche du Berry dans son édition du 7 janvier 1904.

« A cette époque, le docteur Baraduc découvrit que, en dehors de tout appareil photographique et de la lumière solaire, la force vitale et la force physique, l’âme et l’esprit peuvent se graphier d’eux-mêmes sur une plaque employée en photographie. »

Le savant affirme haut et fort qu’il peut photographier l’âme d’une personne, preuve à l’appui. L’un de ses clichés les plus célèbres immortalise sa femme sur son lit de mort : il a été saisi vingt minutes après son décès, et une forme lumineuse semble se dégager de la dépouille…

En outre, le docteur Baraduc se dit capable de cristalliser sur papier glacé non seulement les individus mais surtout les émotions qui les habitent. La joie, la peur, l’anxiété, l’amour y apparaîtraient noir sur blanc après un bref séjour en chambre noire. Un savant lyonnais crie à la calomnie, avançant que les taches étranges qui ponctuent ses photographies ne sont dues qu’à l’accumulation de sels d’argent dans le bain révélateur. Mais le médecin auvergnat, inflexible, s’est toujours défendu de la moindre manipulation.

Sur ses vieux jours, le docteur Baraduc s’intéresse, comme nombre de scientifiques adeptes des tables tournantes, à l’au-delà. Suivant le fil de ses obsessions, il tente de donner à la mort une réalité matérielle, concrète, visible par tous. C’est le décès des siens qui, au début du XXe siècle, alimente ses réflexions morbides. Ces expériences malheureuses sont l’occasion de documenter la mort dans un ultime livre, Mes morts : leurs manifestations, leurs influences, leurs télépathies, repéré par La Revue spirite du 1er juillet 1908 – et aussi de relier d’un seul trait les différentes observations qu’il a réalisées au cours d’une carrière étonnante :

« Le Dr Baraduc a eu la douleur de perdre son fils, sa femme et un de ses amis […], il a assisté en savant à la mort de tous, il nous fait voir les différentes phases de la mort par lesquelles nous passerons, puis c’est la continuation entre les morts et les vivants, la télégraphie avec l’au-delà, les communications et les réponses.

En un mot c’est un livre fort bien écrit […] et bien fait pour ceux qui se lamentent, qui désespèrent après les êtres chéris quand l’inévitable séparation est venue. »

Son œuvre achevée, Ferdinand Hippolyte Baraduc s’éteint dix mois plus tard dans un hôpital parisien. On ignore si un photographe était présent pour immortaliser les ultimes soubresauts de son âme.