Terreur ! Qui sont les « Marsouins apaches » cherbourgeois ?
Surfant sur la « vague apache » déferlant dans la presse au début du XXe siècle, Le Matin relaie les méfaits d’un groupe de marins d’infanterie dans un port normand. S’ensuit un récit propre à la couverture criminelle d’alors : argot, couteaux et violence supposée des grands centres urbains.
« Ils volent, violent, chourinent à l'envi. »
Le 21 avril 1907 le sous-titre de l'article « Marsouins Apaches » du journal Le Matin dénonce les méfaits des crimes « commis par les marsouins », des soldats de l'infanterie de Marine.
Dans cet article, le quotidien parisien se veut le seul rapporteur de la « situation singulière » d'un port de province. Il s'agit de la ville de Cherbourg, d'environ 35 000 habitants, représentée comme menacée par les criminels. Le texte illustre la place du phénomène apache dans la presse parisienne et y ajoute une dimension provinciale et portuaire. Le quotidien se revendique à la fois enquêteur pour mettre au jour les méfaits des délinquants, et acteur dans la lutte contre leurs agissements.
Le thème des marsouins apaches rejoint la longue liste des faits-divers criminels. Tout en illustrant l'exagération fait-diversière et les usages de l'enquête dans la concurrence entre les titres de presse, il alimente les représentations des ports malfamés.
Un port livré aux crimes des marsouins apaches
« Statistiques rouges » : Le Matin énumère ainsi la liste des crimes commis à Cherbourg entre le 4 janvier et le 1er avril. L'article liste les agressions, bagarres et rixes dans la ville. La litanie des faits-divers permet surtout de dénoncer « Les vrais coupables », c'est-à-dire « les troupes coloniales et les marins […] qui figurent à peu près seuls dans la statistique criminelle ». Le journaliste devient alors enquêteur, dans la tradition de l'écriture des faits-divers des années 1900 analysée notamment par l'historien Dominique Kalifa. Il dresse le portrait d'une ville livrée aux criminels, une situation « dont Le Matin a voulu avoir l'explication. »
La lecture donne une image plus ambivalente. Seuls deux faits-divers issus de l'énumération semblent avoir eu l'honneur des colonnes du titre. Le 8 janvier, il rapporte des « soldats indisciplinés » à Cherbourg, et déplore que « la discipline se relâche vraiment trop dans l'infanterie coloniale ». Le 2 avril, c'est « un forcené » qui est arrêté, un marin qui venait de poignarder son sergent. Ces agissements sont aussi évoqués dans d'autres quotidiens parisiens. Le 1er avril 1907 sous le titre « Les fanfarons du crime », Le Petit Journal du 1er avril 1907 relate que suite à un jugement du conseil de guerre, un marin de la flotte cherche querelle à un sergent :
« Sortant ensuite un couteau catalan de sa poche il lui en porta plusieurs coups. On s'empressa pour arracher le sergent des mains de Fougeray qui voulait l'achever. »
Le lecteur ne découvre pas la délinquance cherbourgeoise à la lecture de l'article du 21 avril. Néanmoins l'intensité de la représentation d'un port livré aux apaches est inédite. Elle répond alors aux besoins de l'article. Celui-ci fait la une d'un quotidien habitué au traitement des faits-divers et qui déplace ainsi l'objet de son attention sur la province. Sa démarche répond d'ailleurs à une logique de concurrence entre journalistes. Il s'agit de rivaliser d'imagination avec les confrères comme le rappelle Dominique Kalifa, et le traitement de l'exemple cherbourgeois permet au Matin de se distinguer.
Ces marsouins sont les apaches de Paris
L'article relaie les différents témoignages de plusieurs acteurs de la cité normande, « habitants, commerçants, fonctionnaires civils très irrités » qui dressent le portait d'une ville livrée aux délinquants apaches.
Les années 1900 sont le moment où « La Vague Apache » déferle sur Paris. L'apache est ce jeune homme passé à la délinquance dont la dénomination popularisée par l'affaire Casque d'Or en 1902 désigne l'ensemble des formes de délinquance urbaine. Les mois précédents, le thème est régulièrement présent dans les colonnes du quotidien. Le 27 mars 1907, sous le titre « Qu'on fouette les Apaches », Le Matin compare Londres et Paris. Le 8 avril 1907, c'est Marseille qui est « Le Foyer des Apaches ».La rubrique des faits-divers relate régulièrement les « exploits d'Apaches » parisiens.
L'exemple cherbourgeois s'intègre dans ces représentations. Les troupes coloniales sont présentées comme « le refuges des apaches parisiens », les soldats sont « les apaches de Paris », et les régiments « sont infestés d'apaches ». L'article du Matin reprend autant qu'il alimente, tout le folklore de la délinquance apache et de son vocabulaire :
« Alors il n'est question que de crever la paillasse aux ‘crochus’ - les ‘crochus’ ce sont les bourgeois normands - ou de chouriner les ‘culs rouges’ - c'est-à-dire nos paisibles gars de la ligne. »
L'utilisation de l'argot permet un effet de connivence ou d'initiation envers le lecteur, en lui dévoilant les codes d'un univers qu'il peut connaître. La figure du soldat apache renforce la gravité de la transgression, celle-ci provenant de militaires. Le surin traditionnel est alors remplacé par la baïonnette, dont l'article dénonce l'usage immodéré :
« Quand ils ont bu, les baïonnettes sortent toutes seules du fourreau. A coups de baïonnette, on crève les passants ou les moutons du fermier, ou les tonneaux de vin.
Tout à la baïonnette ! »
« L'invasion » des villes et des ports
Le phénomène apache est essentiellement parisien mais se retrouve aussi en province. L'article alimente le thème de l'invasion et relate qu'à Cherbourg :
« Nous avons ici les plus jolis types du boulevard extérieur, de Saint-Ouen, d'Aubervilliers, de Saint-Denis et des faubourgs de Nantes. »
C'est là encore une thématique récurrente dans l'écriture des récits de crime. L'invasion venue des bas-fonds, les « mauvais lieux » des villes, repose sur des représentations déjà existantes, ici les quartiers parisiens.
Elle s'accompagne aussi d'exagérations. La même année, la presse nantaise dénonce également l'invasion du péril apache. Dans Le Phare de la Loire du 2 mars 1907, p. 3, la rubrique « Les Apaches » s'inscrit dans la chronique locale. Le Populaire, le 4 septembre 1907 décrit lui, la menace nouvelle que représentent les agressions d'apaches :
« Décidément, les attaques nocturnes deviennent fréquentes en notre ville, et tous les jours depuis quelque temps nous en enregistrons. »
Paris demeure néanmoins le modèle de référence comme le démontre l'éditorial « Lettre de Paris » du Phare de la Loire le 14janvier 1907 :
« Je vous signalais l'autre jour l'audace croissante des apaches. Ces messieurs continuent.
Mais voilà que les temps sont proches, ceux que j'ai prédits, ceux où les Parisiens lassés de n'être pas protégés assureront eux-mêmes leur protection. Si vous avez lu les faits-divers de cette semaine, vous avez dû remarquer que le bon peuple de Paris commence à se fâcher [...] ».
La lecture du Matin donne aux lecteurs le sentiment d'un mal qui se répand. Les « marsouins apaches » mobilisent l'image des ports, dont Cherbourg en est alors l'illustration la plus violente.
« De tous les ports de guerre, surtout de Brest et de Cherbourg, s'élève la plainte de la population civile, des municipalités, des autorités militaires, contre l'indiscipline des troupes coloniales. »
Face aux crimes des « marsouins », « les environs de Lorient, de Brest et l'île d'Ouessant ont été le théâtre de scènes atroces, attaques de fermes, assassinats, viols, incendies ». Cette menace ne concerne pas uniquement les ports mais plus largement l'univers maritime. Le quotidien déplore :
« La flotte aussi se gangrène.
Les matelots ne sont plus les anciens pêcheurs de Bretagne et de Provence ; ce sont des mécaniciens d'usines, les mauvais ouvriers renvoyés de partout, l'écume des cités industrielles. »
Cette description rejoint l'ambivalence traditionnelle de la représentation des marins. La vision positive des pêcheurs, courageux dans leur confrontation à la mer, est remplacée par celle des mauvais matelots, ici par les maux des villes et de l'industrialisation. Les origines coloniales mobilisent l'idée d'une sauvagerie particulière :
« Ceux qui reviennent des colonies se glorifient des pires atrocités ; on boit, on s'excite à faire encore plus fort. »
L'article regroupe donc un ensemble de représentations, les apaches, les ports, les marins, les soldats coloniaux, déjà porteuses de sens pour le lecteur. C'est ce qui contribue à son efficacité.
Un commencement de sanctions
Dans ce contexte, où « les patrouilles de marsouins sillonnent Cherbourg jour et nuit baïonnette au canon, soit pour arrêter les apaches, soit pour les délivrer du poste de police [...] », Le Matin se fait le relais des inquiétudes et des solutions des autorités locales pour combattre les crimes des apaches. Là encore la démarche est habituelle, d'enquêteurs les journaux se veulent justiciers.
Le Matin relaie la volonté du maire et député de Cherbourg d'ôter le port de la baïonnette aux permissionnaires. Trois jours plus tard, le 24 avril, Le Matin titre à la Une « Ils n'auront plus leur baïonnette » et se félicite des conséquences de son article pour Cherbourg :
« Emu des agressions de marsouins, le ministre de la guerre décide que tout soldat coupable sera temporairement privé de sa baïonnette pour sortir. »
Il met également en avant le rôle qu'il a tenu :
« L'article paru dans Le Matin au sujet des apaches marsouins a causé à Cherbourg une très grosse émotion. Tous les journaux locaux d'aujourd'hui consacrent à la question de longs entrefilets.
Enfin, un commencement de sanction n'a pas tardé à survenir. »
L'article se félicite alors de la privation de baïonnettes pour les sorties en ville de militaires qui se seraient fait remarquer par leur « attitude scandaleuse. »
Les mois suivants, la question des marsouins apaches s'étiole, tout en étant remobilisée à l'intention du lectorat du quotidien parisien. En juillet c'est une dépêche de la chronique « A travers les départements » qui précise que « la nuit dernière fut encore troublée par les soldats de l'infanterie coloniale. » Le 11 septembre 1907, Le Matin remet les Apaches Coloniaux à la Une :
« C'est la rubrique nouvelle ‘aux faits divers’. Les apaches coloniaux ! Ils méritaient bien une colonne spéciale !
Quel renfort pour les apaches tout court de Paris et de la banlieue. »
Cette fois-ci le danger concerne l'ensemble des ports militaires : « Ils sont la terreur de Brest, de Toulon, de Cherbourg, de Rochefort. » L'article dénonce surtout qu'il s'agit d'« oiseaux des boulevards extérieurs » et dénonce les limites de l'engagement volontaire de l'armée coloniale qui n'amène que des « fripouillards ». La problématique se déplace de la criminalité en province au recrutement de l'armée. Le même jour un simple entrefilet relate qu'« à Cherbourg on releva, dans une mare de sang, le marsouin Lecouturier qu'une baïonnette coloniale avait transpercé. »
Les mois suivants, la question des marsouins apaches à Cherbourg disparaît des colonnes du quotidien. Le constat est sensiblement le même dans les autres quotidiens parisiens. Le 3 novembre Le Petit Journal déplore sous le titre « Attaqué à coups d'épée par un sergent » l'agression à Cherbourg d'un commerçant par « deux sergents d'infanterie coloniale ».
Dans Le Matin, la ville est seulement évoquée pour les nouvelles maritimes, la météorologie ou quelques faits-divers sans lien avec la délinquance apache. Celle-ci est toujours à la Une du titre, qui révèle encore leurs agissements et la réponse judiciaire qui est apportée. Par exemple, le 6 octobre il dénonce la « Prison d'encouragement », trop clémente pour les délinquants, comparée au « dernier salon où l'on reçoit ». C'est à nouveau Paris qui focalise l'attention.
« Nous souhaitons ardemment que la campagne du Matin porte rapidement ses fruits. »
Le 24 avril, Le Matin publie une lettre du président du Cercle des anciens marsouins pour « féliciter sans réserves Le Matin de son article » et déplorer le déclassement moral de l'infanterie de marine. Cette publication démontre le succès et les objectifs de l'article : mobiliser et dénoncer, autour d'un thème porteur, celui de l'insécurité apache. Le quotidien parisien se positionne selon un angle de vue différent : la mobilisation des représentations d'un port de province.
Passé les quelques semaines de cette mobilisation la criminalité cherbourgeoise cédera à nouveau le pas à la délinquance parisienne, mais les images que le journal alimente demeureront.
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Pour en savoir plus :
AMBROISE-RENDU Anne-Claude, Petits récits des désordres ordinaires : les faits-divers dans la presse française des débuts de la Troisième République à la Grande Guerre, Seli Arslan, 2004
CAILLOUX Damien, « L’émergence des bas-fonds de l’Ouest », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 124-4 | 2017, 111-132
KALIFA Dominique, L’Encre et le Sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Fayard, 1995
KALIFA Dominique, Les Bas-Fonds. Histoire d'un imaginaire, Seuil, 2013
KALIFA Dominique, Crime et culture au XIXe siècle, Perrin, 2005
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Damien Cailloux est historien, spécialiste des représentations et de l’imaginaire des ports aux XIXe et XXe siècles. Il enseigne dans le secondaire et à l’Université catholique de l’Ouest, à Angers.