Autopsie des fantômes : une histoire du spiritisme
Dans une enquête sur les terres du spiritisme, le médecin légiste et anthropologue Philippe Charlier revient sur la naissance et le développement de ce mouvement au XIXe siècle et interroge les raisons de son succès.
Propos recueillis par Marina Bellot
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RetroNews : Quand naît le spiritualisme aux États-Unis ? Comment se développe-t-il jusqu’à devenir une véritable institution sociale ?
Philippe Charlier : Il apparaît dès les années 1840 et se développe notamment dans le milieu des quakers. C’est un mélange entre philosophie et religion chrétienne protestante.
Pour justifier la présence de Dieu et celle du purgatoire, pour coller aussi à une soif du merveilleux, on accrédite l'idée que la mort n'est pas une fin et que certains défunts continuent à s’exprimer. Soit ils sont bloqués au purgatoire et sollicitent une aide pour passer les portes de Saint-Pierre, soit les morts qui sont au paradis ont un message à transmettre pour améliorer les conditions de vie des mortels.
En Nouvelle-Angleterre et sur la côte Est des États-Unis où il se développe, le spiritualisme va jusqu’à prendre la forme de grands shows qui en imposent. Il va ensuite se diffuser vers l’Empire britannique, notamment au Royaume-Uni dans le milieu protestant, par le biais des contacts incessants sur le plan politique et commercial entre les États-Unis et la « nation mère ». Ensuite, il va traverser la Manche, où le terreau était déjà présent, que ce soit en Italie, en Allemagne ou en France, où les dernières avancées scientifiques mettent alors en évidence l’existence de forces invisibles. Entre théories physiques, chimiques, magnétiques, ces forces invisibles font désormais leur apparition dans le champ de la science. C’est un terreau magistral pour le développement du spiritualisme puis sa transformation en spiritisme.
En France, c’est Allan Kardec qui va « révéler » fantômes et entités de l’au-delà…
« Tout conspirait » (pour reprendre une expression chère à Paolo Coelho) à l'arrivée et au développement du spiritisme en Europe... L’Occident est dans une période de développement très important pour les sciences, qui finissent par tout expliquer, par occuper tous les terrains et même décrire des phénomènes en partie inexpliqués parce qu’invisibles – l'électricité ou le magnétisme.
Allan Kardec a d’abord fait son nom comme pédagogue ; il a fait un tour de France pour enseigner sa façon de prendre en charge et d'éduquer les enfants. Il est connu des politiques et il a pu pénétrer dans de nombreux foyers et cercles d’influence. C'était un piètre médium mais un très bon codificateur. Un excellent « prophète » : le mot n’est pas bien vu dans la communauté spirite, mais dans les faits, avec un regard anthropologique, Kardec obéit exactement à la définition même du prophète : il est celui qui annonce, codifie, écrit sous la dictée d’une entité surnaturelle.
Comment expliquer que des scientifiques, comme Camille Flammarion, donnent du crédit à ses thèses ?
Flammarion est extrêmement ambigu. C’est un astronome excellent mais subjugué, débordé par son sens de l'extraordinaire – et il est, comme l'écrivain Conan Doyle, cerné par de nombreux décès.
Il a du mal à garder son objectivité : quand il décrit les canaux à la surface de la planète Mars créés par des créatures extra-terrestres, et qu’il suspecte que vivent sur plusieurs planètes du système solaire les esprits des individus morts sur Terre, il extrapole sur des observations réelles – il y a en effet des canaux, au sens géologique, à la surface de Mars, parce que l'eau y a coulé etc. –, mais il en tire de mauvaises conclusions.
Il ne garde pas son esprit scientifique jusqu'au bout. Il fonce dans la brèche des secteurs laissés alors inexplorés par la science, faute de techniques, de moyens, et surtout de reproductibilité.
Le spiritisme se nourrit aussi, écrivez-vous, « des inquiétudes populaires au sein du monde occidental et des brusques changements politiques qui ont abouti, de façon diffuse, à des révolutions »…
En effet, le développement du spiritisme survient au moment de la Révolution industrielle, alors que couve le mouvement de révolte du prolétariat.
Ce n’est pas un hasard si on retrouve les deux extrêmes, en terme de condition socio-économique, dans la communauté qui pratique le spiritisme : l’élite, d’une part, qui considère que c’est un moyen pour elle d'entrer en contact avec de grands personnages historiques (Alexandre Le Grand, De Vinci, Dante, Shakespeare, etc.), mais aussi de s’amuser de façon courtoise dans une bourgeoisie de salon. Et d’autre part, un milieu ouvrier très pauvre – cabaretiers, mineurs, paysans… – qui tente de s'extirper de son quotidien extrêmement dur par ces pratiques... salvatrices.
Quel regard porte l’Église catholique romaine sur ces pratiques ?
Le premier mouvement de l’Église catholique est une sorte d'acceptation complice. Face au cartésianisme, selon lequel l’homme est une sorte d’animal-machine et que le cadavre n’est plus qu’une sorte de poupée désincarnée, elle voit dans ces pratiques l’opportunité de réfuter cette théorie : si les fantômes existent, c’est qu’ils ne sont pas au paradis, qu’ils sont bloqués dans un purgatoire, ce qui est une preuve de l'existence de Dieu. Mais lorsque le spiritisme commence à prendre de l'importance, et même à faire figure de religion parallèle, l’Église met à l’index les écrits spirites, et excommunie ceux qui pratiquent ce type de « sorcellerie ».
On ne doit pas toucher aux morts : le seul endroit pour interagir avec eux, ce sont les chapelles du purgatoire et les cimetières. Le reste est sorcellerie et satanisme. L’Église organisera même des autodafés, par exemple des ouvrages d’Allan Kardec devant la cathédrale de Barcelone, du vivant de son auteur ! Le mouvement de rejet est très fort.
De l’Antiquité à nos jours, quel serait selon vous le terreau commun à ce type de croyances ?
La peur de l'éloignement du défunt, la frustration de ne plus avoir de contact avec lui. Mais aussi l'idée, vraiment ancrée dans notre culture d’Homo sapiens, que les morts font toujours « un peu partie » du cercle de la vie. Ils ont changé de forme certes, mais la mort ne s'oppose pas à la vie : la mort s’oppose à la naissance. Le lien avec les défunts est important : on va les voir au cimetière, on fait des prières pour eux, on a leur portrait chez soi, on porte une mèche de cheveux qui leur appartenait, on donne leur prénom à un jeune enfant… Tout cela entretient la vitalité du défunt.
Dans l'antiquité égyptienne, on écrit aux morts pour leur demander un conseil ou une protection. Dans l'antiquité grecque, on se rend au necromanteion pour voir le fantôme d’un défunt et lui poser des questions. Aujourd’hui encore, on va au Père Lachaise pour déposer un caillou ou une cigarette sur le tombeau de telle ou telle personnalité… Dans tous ces cas, on entretient un rapport avec le défunt. Sur le tombeau de Diaghilev, à Venise, des visiteurs (ou des dévots ?) laissent sur la pierre tombale de petits chaussons de danse.
J’ai d’ailleurs constaté lors de mon enquête une très grande vivacité des pratiques spirites et même une véritable recrudescence, liée à la pandémie de Covid-19 et à la difficulté d'assister à la fin de nos proches, puis à leurs funérailles. Les rituels ne peuvent pas être accomplis totalement et l’une des façons de faire le deuil – voire de dire « au revoir » au défunt – est le spiritisme. En tout cas, de formaliser une distance de plus en plus grande, jusqu’à l’acceptation d’une mort totale.
Pourquoi le scientifique que vous êtes s'est-il intéressé aux fantômes ?
Je suis médecin légiste et anthropologue. Forcément, avec ce double regard, je m'intéresse aux différentes formes anthropologiques de la mort. J’ai travaillé sur les zombis en Haïti, sur les fantômes en Occident, et je vais prochainement m’attaquer aux fantômes extra-occidentaux, au Japon, en Afrique subsaharienne ou en Sibérie. Ensuite, je finirai ce travail par une enquête sur les vampires. J’aurai ainsi fait le tour de ce triptyque de créatures qu’on appelle les non-morts. Ensuite, ce sera à moi de faire l’expérience – mais rien ne presse.
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Philippe Charlier est docteur en médecine et anthropologue. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Zombis, Autopsie des morts célèbres, co-écrit avec David Alliot, ou Vaudou : les hommes, la nature et les dieux. Son ouvrage Autopsie des fantômes. Une histoire du surnaturel est paru aux éditions Tallandier en janvier 2021.