L’idée de progrès fait-elle alors « déjà » consensus ?
En réalité, les critiques existent dès l’origine, dès que le mot lui-même apparaît, au XVIe siècle si l’on se réfère aux dictionnaires historiques de la langue française. Toute l’ambivalence de la notion est perceptible sous la plume d’un Rabelais (notamment dans le Tiers-Livre) ou d’un Montaigne (Essais) qui sont très critiques de l’avènement de la modernité, marquée aussi par l’essor de la colonisation, l’intolérance religieuse ou encore la guerre civile. On connaît bien l’adage de Rabelais passé à la postérité : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Des auteurs jouent le rôle de véritables lanceurs d’alerte. Je pense notamment à Jonathan Swift et à ses Voyages de Gulliver, où abondent les machines absurdes qui ne font que désorienter son personnage. Jean-Jacques Rousseau, tout en défendant la perfectibilité de l’homme, porte une condamnation morale sur le progrès technique parce qu’il ne profite pas à tous. Beaucoup d’auteurs adoptent par moments des postures sceptiques.
Il est vraiment important d’historiciser et de pluraliser les Lumières, plutôt que d’en faire leur procès dans leur globalité, en les rendant responsables de la crise climatique actuelle – un discours qui n’est, au fond, pas très éloigné du débat des années 1950-60 faisant de l’hyperrationnalité nazie l’héritière des idées du XVIIIe siècle. Le progrès a toujours provoqué des polarisations. A la fin du XVIIe siècle, elles se sont cristallisées dans la querelle des Anciens et des Modernes ; les Lumières en portent l’héritage.
Cette foi dans le progrès et son corollaire, l’innovation, marquent une véritable rupture par rapport à la vision qui avait marqué le Moyen Âge…
L’innovation a longtemps été jugée condamnable sur le plan moral : elle était contraire au respect des autorités et à la conception d’un temps cyclique, marqué par l’éternel retour, qui était celle non seulement du catholicisme, mais aussi du protestantisme et du judaïsme, trois religions par essence messianiques et créationnistes.
Un basculement s’opère vers un temps désormais perçu comme linéaire et marqué par l’idée d’un progrès de l’humanité. On s’intéresse aux différentes civilisations – le mot lui-même date du XVIIIe siècle –, non pas simplement pour les rattacher à des aires géographiques, mais pour les ordonner en fonction de leur degré plus ou moins avancé de civilisation. Dans cette optique, l’histoire n’est pas simplement l’étude des sociétés du passé : elle obéit à une véritable philosophie de l’histoire.
Dans le domaine des sciences, c’est le régime de la découverte et de l’expérimentation qui s’impose depuis le XVIIe siècle et les figures majeures que sont Descartes, Bacon ou Newton. On ne se contente plus de décrire le monde, de faire l’inventaire de la nature, de suivre les classifications aristotéliciennes. Émerge désormais l’idée que les sciences sont utiles et ont une capacité à transformer le monde : en découle l’idée d’une exploitation des ressources naturelles et de l’anthropisation du monde – une « seconde nature » pour reprendre les termes de Francis Bacon.