Écho de presse

Le mystère du « Turc mécanique », l'automate qui jouait aux échecs

le 04/01/2020 par Pierre Ancery
le 30/10/2018 par Pierre Ancery - modifié le 04/01/2020
Le Turc mécanique, gravure de Karl Gottlieb von Windisch dans le livre de 1783, « Raison inanimée » - source : WikiCommons
Le Turc mécanique, gravure de Karl Gottlieb von Windisch dans le livre de 1783, « Raison inanimée » - source : WikiCommons

Créé en 1770, le « Turc mécanique », un automate censé jouer aux échecs, remporte un vif succès dans toute l'Europe, affrontant Benjamin Franklin et Napoléon. Prodige ou canular ? La vérité n'éclatera que des décennies plus tard.

 

Le 7 septembre 1771, La Gazette du Commerce fait mention d'une curieuse attraction qui, depuis un an, fait sensation à la cour de Vienne. Il s'agit d'un automate capable de jouer aux échecs, lequel se présente sous la forme d'un mannequin moustachu et portant un turban, assis devant un petit meuble surmonté d'un échiquier.

« Plusieurs journaux ont parlé de cette machine singulière construite par M. Kempel, Conseiller Aulique et Directeur Général des Salines à Vienne. Il s'est élevé des doutes sur les rapports de témoins oculaires concernant le jeu de cet Automate ; et dans l'impossibilité de nier le fait, on a soupçonné des artifices qui en détruiraient le merveilleux : on verra par les circonstances suivantes, que ces soupçons ne paraissent pas être fondés.

 

On sait que cet homme de grandeur naturelle, habillé à la Turque et assis devant une table d'environ trois pieds et demi de long sur deux pieds et demi de large, joue aux échecs avec la précision la plus singulière dans ses mouvements : il lève le bras et l'avance vers la pièce qu'il veut jouer ; par un mouvement du poignet, il ramène la main au-dessus de la pièce, ouvre la main et la referme, enlève la pièce et la place sur une autre case, et remet ensuite son bras sur un coussin à coté de l'échiquier. »

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L'automate, construit par le Hongrois Johann Wolfgang von Kempelen et plus tard surnommé « le Turc mécanique », a déjà affronté l'Impératrice d'Autriche Marie-Thérèse elle-même et vaincu quelques-uns des meilleurs joueurs de la cour. Il est si fort que si l'adversaire essaye de tricher, il remet la pièce adverse à sa place.

 

Provoquant la stupeur des témoins, le Turc mécanique a bien sûr été suspecté d'être une supercherie. Mais à chaque représentation, Kempelen ouvre le caisson attaché au mannequin et dévoile un intérieur entièrement composé d'engrenages complexes. La Gazette du commerce se range donc à l'avis général :

« On a soupçonné qu'il pouvait y avoir quelque artifice caché sous la table : mais la table est montée sur des roulettes, et on la change de place à volonté. Il est à remarquer que l'intérieur de cette table est rempli de roues et de ressorts.

 

On a imaginé qu'il y avait un enfant caché dans le corps de l'automate. M. de Kempel a ouvert et démonté la machine, il n'y avait, comme dans la table, que des roues et des ressorts. On a cru que l'aimant avait quelqu'influence sur son jeu, l'Auteur a offert de lui faire subir en ce genre les plus fortes épreuves, sans que les mouvements en fussent dérangés.

 

On sait que M. de Kempel est à côté de la table quand l'automate joue, qu'il s'en éloigne quelquefois de cinq à six pieds, et même qu'il se retire à une distance considérable, l'abandonnant à lui-même jusqu'à le laisser jouer cinq coups de suite. On ne remarque dans M. de Kempel aucun mouvement qui puisse influer sur ceux de l'automate. »

À la fin du XVIIIe siècle, les automates remportent un vif succès : le célèbre canard de Jacques de Vaucanson, capable de cancaner et de digérer de la nourriture, avait fait grand bruit quelque temps auparavant. Le Turc mécanique survient à un moment où beaucoup sont disposés à croire aux « miracles » de la mécanique.

 

Face au succès grandissant de son automate, Kempelen rechigne toutefois à le faire jouer, prétextant que ce dernier a besoin de réparations. Sur l'insistance du grand-duc Paul de Russie, impressionné, il va néanmoins l'emmener dans une tournée européenne.

 

Le Turc se produit à Paris, au célèbre café Régence, où il affronte entre autres Benjamin Franklin, alors ambassadeur des États-Unis. Puis Kempelen l'emmène à Londres, Leipzig, Dresde, Amsterdam, et au château de Sanssouci où il est présenté au roi Frédéric II de Prusse.

 

Entre-temps, il va avoir des imitateurs : La Clef du cabinet des souverains fait en 1800 de la publicité pour une invention similaire, exposée à Paris et mise au point par un certain Morosi (son Turc joue aussi aux dames). Ce nouvel automate suscite l'enthousiasme de la plupart des témoins, à l'instar de ce rédacteur du Journal des débats et des décrets qui s'extasie :

« Vous avez vu des hommes, des ânes des femmes des chevaux chanter, danser, et faire, je l'avoue, des tours de force surprenants ; mais tous ces êtres animés ont des moyens naturels ; toutes ces espèces de miracles qui nous ravissent, ils ont un esprit, un instinct, une langue, des bras même pour les opérer !

 

Ah, je vous le demande, toutes ces merveilles valent-elles un geste de l'Automate ? »

Le Turc mécanique originel, lui, poursuit sa carrière après la mort de Kempelen en 1804. Racheté par Johann Maelzel, un musicien bavarois passionné de mécanique, il continue de voyager dans les capitales européennes. En 1809, il bat même Napoléon Bonaparte au château de Schönbrunn (selon les différentes versions de l'anecdote, l'empereur fut très amusé ou très agacé par sa défaite).

 

Le Constitutionnel mentionne son passage à Paris douze années plus tard, en 1821 :

« Les curieux vont voir et admirer rue Saint-Marc, n° 8, près le passage des Panoramas, le fameux automate joueur d'échecs, qui fit, il y a trente ans environ un voyage à Paris.

 

C'est un chef-d’œuvre de mécanique qui étonne le plus expert. Il joue aux échecs comme Philidor [le plus grand joueur de l'époque] ; il a été perfectionné par M. Maelzel de telle sorte qu'à présent il prononce très distinctement le mot échec. »

En 1826, Maelzel emmène l'automate aux États-Unis. Il fascine l'écrivain Edgar Allan Poe qui lui consacre un texte en 1836, Le Joueur d'échecs de Maelzel. Lorsque Maelzel meurt, en 1838, le Turc mécanique passe entre les mains de divers propriétaires. Mais en 1854, il disparaît dans un incendie à Philadelphie.

 

Ce n'est qu'après la destruction de « l'automate » que son secret, si bien gardé pendant 84 ans, est dévoilé au public par un certain Silas Mitchell, fils du dernier propriétaire du Turc. Le Journal pour rire s'en fait l'écho en 1855 :

« Dans l'intérieur du mécanisme, se trouvait une armoire secrète, – mais une armoire tellement mignonne, étroite et invisible, qu'elle se dérobait complètement à la vue du public pendant l'examen préalable de la machine. Au fond de cette armoire obscure, se cachait un homme en chair et en os ; il s'y blottissait, une heure avant la séance, muni d'une chandelle allumée et d'un petit échiquier correspondant par des ressorts au grand échiquier de l'automate.

 

Quel était l'homme qui se chargeait de ce rôle de compère ?... Eh, mon Dieu ! il n'est pas une capitale qui ne recèle dans ses bas-fonds quelque habile joueur d'échecs, quelque pauvre hère, quelque père de famille nécessiteux, prêt à s'associer à un pareil compérage et à l'endosser moyennant finance.

 

Dans chaque ville, M. Maelzel, avant d'ouvrir ses séances et d'exhiber son Turc, prenait des informations sur les matadors de la localité, s'enquérait de quelque individualité besogneuse, de quelque joueur capable de lutter contre les forts, et lui faisait conclure un pacte avec la mystérieuse armoire.

 

À Paris, c'était feu le joueur d'échecs Alexandre, – une étoile du café de la Régence, – qui siégeait dans les entrailles du Turc à raison de cinq francs par jour. »

En 1866, La Gazette de France donnera plus de détails :

« Nous connaissons maintenant le secret si longtemps cherché. Il est vrai qu’un homme était caché dans la caisse ; cet homme était assis sur une table à roulettes. La boîte ayant deux compartiments, l'homme se cachait dans l'un quand on montrait l’autre au public.

 

La boîte n'était pas transparente ; mais l'homme avait une lumière et un échiquier de voyage dont les cases étaient numérotées ; un autre échiquier numéroté se dessinait en forme de plafond au-dessus de sa tète, et correspondait à l’échiquier de l'automate. Les pièces avec lesquelles on jouait étaient fortement aimantées, et agitaient de petites bascules de fer qui se trouvaient à chaque case de l'échiquier intérieur en forme de plafond.

 

L'homme introduit dans la caisse voyait ainsi les pièces jouées par son adversaire ; il répétait le coup sur son propre échiquier, et, à l'aide d'une manivelle qui faisait mouvoir le bras de l’automate et d’un ressort élastique qui imprimait le mouvement aux doigts, il faisait agir la machine avec une merveilleuse précision. »

Malgré le dévoilement de la supercherie, l'idée d'une machine capable de battre l'homme aux échecs préoccupera longtemps les passionnés d'intelligence artificielle. Il faudra attendre la défaite de Gary Kasparov face à Deep Blue, en 1997, pour qu'un ordinateur parvienne à vaincre le meilleur joueur du monde.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Jean-Claude Heudin, Les Créatures artificielles, des automates aux mondes virtuels, Odile Jacob, 2008

 

Robert Löhr, Le Secret de l'automate (roman), Robert Laffont, 2007