L'homme qui photographiait les fantômes
Dans son atelier, Édouard Buguet prétendait pouvoir photographier les esprits des morts. Ses clients se comptèrent par centaines jusqu'à son procès pour escroquerie, en 1875.
Photographier les fantômes, une tâche impossible ? Pas pour Édouard Buguet, « photographe-médium » des années 1870. Ni pour les centaines de clients qui venaient dans son atelier du boulevard Montmartre en espérant voir apparaître sur leur portrait, en surimpression, « l'esprit » d'un ami ou d'un parent mort.
L'histoire commence en 1873. À l'époque, le spiritisme – la croyance qu'il est possible d'entrer en communication avec l'au-delà – est un véritable phénomène de société. Née en 1857 [voir notre article], cette doctrine rencontra le succès dans toute l'Europe, convertissant par exemple Victor Hugo ou plus tard Arthur Conan Doyle.
Photographe de métier, Édouard Buguet flaire une occasion en or lorsqu'il entend parler des photographies spirites américaines, sur lesquelles on distingue le fantôme de personnes disparues. S’autoproclamant médium, il réalise alors des dizaines de portraits spirites : il suffit qu'au moment d'être pris en photo, ses clients pensent très fort à leur proche décédé pour que celui-ci apparaisse sur l'image.
La Revue spirite écrit de nombreux articles sur lui. En août 1874, c'est Le Figaro qui lui consacre ces lignes complaisantes :
« Cette fois je n'y comprends rien.
J'avais entendu plusieurs fois parler des photographies spirites américaines, sur lesquelles la personne qui pose se trouve accompagnée de l'ombre d'un mort évoqué par elle. J'ai voulu me rendre compte de ce mystère et je suis allé hier n° 5, boulevard Montmartre, voir M. Buguet, inventeur de cette mystérieuse nouveauté.
M. Buguet s'est prêté de fort bonne grâce à mon exploration. J'ai nettoyé moi-même la plaque de verre, qu'il a collodionnée sous mes yeux. J'ai vu placer cette plaque dans le châssis de l'appareil, préalablement exploré par moi. Puis certain qu'il n'y avait aucune supercherie, j'ai posé... et mon image est apparue embrassée par celle d'un être en suaire.
...Brrr !... Ah! ça, décidément, est-ce qu'il va falloir croire au spiritisme ? »
En fait, Buguet plaçait dans son appareil une plaque déjà impressionnée d'un sujet ou d'une poupée en mouvement ou insuffisamment exposée. Le résultat donnait l'illusion d'une présence spectrale aux clients crédules (de fervents spirites pour la plupart).
Pendant seize mois, le faussaire va répondre à des commandes venues de toute la France. Mais la police soupçonne une fraude et Buguet est placé sous surveillance. En 1875, la supercherie est démasquée. Buguet est arrêté et passe aux aveux. Les 16 et 17 juin, il est jugé pour escroquerie avec Pierre-Gaëtan Leymarie, le rédacteur en chef de La Revue spirite.
L'affaire fait grand bruit en France et à l'étranger, et devient le procès du spiritisme tout entier. Le Petit Journal livre un compte-rendu du procès : les assistants de Buguet ont beau avouer la supercherie, certains anciens clients, interrogés, restent persuadés de ses pouvoirs médiumniques. Ou se disent tels pour ne pas admettre avoir été dupés...
« D. Buguet vous à-t-il reproduit les esprits de personnes que vous évoquiez ?
R. J'avais fait une première évocation. Cette première n'a pas réussi, mais la seconde pose, oui. J'ai vu un esprit ; c'était ma sœur.
D. Comment a-t-il expliqué sa manière ?
R. Il n'a rien expliqué du tout.
D. Enfin, vous êtes bien sûr d'avoir vu votre sœur ?
R. Oh ! oui, bien sûr !
D. Eh bien, monsieur, vous avez été dupé !
R. Non.
D. Comment, non ? Tenez, regardez, voici la caisse. Ne croyez-vous pas à une ressemblance possible entre deux têtes de femmes ?
D'ailleurs, on a constaté les procédés de Buguet.
R. Oui, j'ai vu qu'il avait un mannequin, mais cela ne fait rien, il est médium.
D. M. le juge d'instruction vous a montré une tête ?
R. Oui, cela est possible, j'ai bien vu un mannequin, j'ai bien vu une tête, mais qu'est-ce que ça prouve ? Il a pu s'en servir une fois, deux fois ; mais moi, j'ai évoqué l'esprit de ma sœur, il m'est apparu. »
Leymarie dit quant à lui avoir été dupé par Buguet. La veuve d'Allan Kardec, le fondateur du spiritisme, est présente aussi : elle maintient que Buguet a réussi à photographier la tête de son mari (mort en 1869). Quant au journaliste du Figaro qui avait fait la publicité de Buguet, il est entendu lui aussi. Il révèle que Buguet lui a donné 300 francs pour écrire son article.
Au terme du procès, Buguet est condamné à un an de prison et 500 francs d'amende. Mais il s'enfuit en Belgique, d'où il écrit une lettre de rétraction au garde des Sceaux, affirmant qu'en réalité, il est bel et bien médium !
Le Gaulois du 19 novembre cite sa lettre (et se moque copieusement de lui) :
« Avant et lors de mon arrestation, j'étais très indisposé, ce qui m'avait engagé depuis quelque temps à me servir de subterfuges pour suppléer à ma médiumnité […]. C'est dans ces conditions que la police m'a surpris. »
Cette rétractation lui permet de conserver une partie de ses adeptes et d'intervenir au congrès des spirites de Bruxelles en décembre 1875, où il déclare que ses photos n'étaient pas truquées. Ce qui ne l'empêchera pas d'être emprisonné dès son retour à Paris.
À sa sortie de prison, Buguet se reconvertira, avec moins de succès, en « photographe-prestidigitateur ». Il mourra en 1901. Il n'a pas donné de nouvelles depuis.