Écho de presse

De la Révolution russe à l’Occupation, l’histoire folle du seul champion du monde d’échecs français

le 14/07/2019 par Jean-Marie Pottier
le 29/11/2018 par Jean-Marie Pottier - modifié le 14/07/2019
Alexandre Alekhine (à gauche) dispute une partie contre le belge Edgard Colle en 1925 à Paris, Agence Meurisse - source : Gallica-BnF
Alexandre Alekhine (à gauche) dispute une partie contre le belge Edgard Colle en 1925 à Paris, Agence Meurisse - source : Gallica-BnF

Né Russe et naturalisé Français, Alexandre Alekhine menait des parties simultanées à l’aveugle contre des spectateurs stupéfaits. Avant de nouer des relations louches avec l’occupant puis de disparaître dans des conditions non moins étranges.

Quand la partie a été interrompue, la veille, il ne restait que six pièces sur l’échiquier : côté blancs, le roi, une tour et deux pions, côté noirs, le roi et une tour.

Ce 29 novembre 1927, le cubain José Raúl Capablanca, champion du monde d’échecs depuis 1921, décide de ne pas se présenter pour jouer le quatre-vingt-troisième coup du duel qui l’oppose au français Alexandre Alekhine. Son abandon lui coûte le match, et surtout son titre : avec six victoires et trois défaites en trente-quatre matchs, Alekhine, trente-cinq ans, devient le nouveau maître de la discipline.

Premier, et seul à ce jour, champion du monde français. Une nationalité que ce Russe de naissance, réfugié en France après la prise de pouvoir des bolchéviques (une légende apocryphe veut qu’en prison, il ait disputé une partie contre Trotsky), a obtenue par décret seulement deux semaines plus tôt.

Dans l’immédiat, l’information ne fait l’objet que d’une brève dans la presse française, reprise de l’agence Havas. La rencontre a eu lieu dans la lointaine Buenos Aires, et Alekhine mettra deux mois à regagner l’Hexagone.

Le journal « du nationalisme intégral » L’Action française, qui publie régulièrement des problèmes d’échecs, se lamente que cet exploit fasse moins de bruit que ceux d’un Georges Carpentier en boxe :

« Notre pays, où tant de métèques prêchent la guerre civile, n’est pas souvent gâté de la sorte. Aussi, sans demander que fanfares et pompiers soient mis en branle au passage du champion, nous voudrions que notre Fédération, grâce à l’appui des pouvoirs publics, puisse organiser un retour triomphal.

Ah ! S’il s’agissait d’un donneur de gnons ! N’en doutons pas, nous aurons une nouvelle preuve qu’en notre démocratique époque, il vaut mieux jouer du poing que du cerveau. »

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Depuis plusieurs années, les exploits d’Alekhine font pourtant la Une de la presse mais surtout quand ils se déroulent à Paris. Le champion est un maître de la simultanée à l’aveugle : le dos tourné au jeu, il affronte plusieurs adversaires en même temps (jusqu’à trente-deux en 1933, pour dix-neuf victoires et seulement quatre défaites !) sans disposer d’un échiquier mais en reconstituant dans sa tête les positions de plusieurs centaines de pièces.

À chaque fois, les journaux tirent son portrait, allongé dans un fauteuil, généralement devant un repas auquel il ne touche pas, contrairement à un paquet de cigarettes américaines dans lequel il puise régulièrement. Au bout de quelques heures, la première victoire est saluée par un crépitement d’applaudissements avant que les succès ne s’enchaînent. Un spectacle aussi fascinant que déconcertant.

« Ce n’est pas sans un peu d’effroi que l’on assiste à ce prodige de mémoire et de lucidité, comme à ce mystère que l’on découvre, chaque fois que l’on se penche sur la vie », écrit en 1925 Le Figaro, avant de décrire les premiers instants du champion après la fin de la partie : 

« Il avait un regard énigmatique et vague, comme on imagine celui des monstres marins que l’on arrache brusquement à leur vie amère. »

Effrayant mais stimulant, souligne Le Petit Parisien, qui y voit un symbole de la perfection que peut atteindre l’humanité :

« C’est du prodige. C’est un prodige de volonté humaine, d’organisation cérébrale, d’intelligence, de lucidité et de raison.

C’est un prodige qui intéresse tous les hommes, ceux qui jouent aux échecs, et ceux qui jouent aux dominos, et ceux qui ne jouent à rien ; c’est un prodige qui est à l’honneur de tous les hommes. »

Les succès d’Alekhine servent, dans la presse, à démentir le cliché du Français frivole, à l’image de ce jugement porté par Le Figaro en 1929 alors qu’il vient pour la première fois de défendre victorieusement son titre :

« On le sait, le Français est léger, étourdi ; il excelle dans l’improvisation, mais l’effort soutenu le rebute.

Or, voici que des Français triomphent dans un jeu qui exige la patience, la prudence, la concentration de la pensée, la réflexion qui précède longuement la décision, un jeu qui ne doit rien au hasard et tout au calcul. »

Le quotidien des spectacles Comœdia, de son côté, s’insurge du peu d’écho que ses victoires rencontrent en France par rapport à d’autres sports :

« Nous osons prétendre que le jeu des échecs, porté par l’imbattable Français au plus haut point de la technique et de la science, offre aux joies tranquilles de l’intelligence une nourriture merveilleuse et toujours nouvelle que ne sauraient égaler les grossières batailles – vestige de la barbarie – qui se livrent les jours dominicaux autour des ballons de formes géométriques diverses. »

La presse étrangère ne se prive d’ailleurs pas, parfois, de présenter encore Alekhine comme russe. Comme s’il n’était pas totalement adopté par un pays qui a rechigné à lui accorder sa nationalité : le rejet de sa première demande de naturalisation, datée de 1924, expliquait qu’il avait été signalé comme « bolcheviste chargé par les Soviets d’une mission spéciale en France » et était « suspect au point de vue politique ».

En 1935, Alekhine cède son titre au néerlandais Max Euwe après trente parties. L’hygiène de vie de celui qui, en 1930, avait déjà été retrouvé inanimé dans sa chambre d’hôtel de Zagreb après avoir déclenché un incendie avec une cigarette mal éteinte, est remise en cause : « Alekhine, qui détenait le titre depuis huit ans, l’eût conservé longtemps encore sans doute s’il ne s’était pris d’un goût trop vif pour le schiedam [le genièvre]. Pendant qu’[il] délaissait le whisky pour cet alcool insidieux, Max Euwe, lui, buvait de l’eau sucrée... », critique L’Intransigeant.

Deux ans plus tard, c’est d’ailleurs grâce à une forme retrouvée que le champion récupère son bien :

« Il fut battu en 1935 parce qu’il n’avait pas suivi régulièrement son régime.

Pendant deux ans, il cessa de fumer, de boire du café, du vin ; il fit chaque jour une promenade d’une heure pour calmer ses nerfs ; il adopta le régime lacto-végétarien. En 1937, il regagnait le titre ! »

Alekhine est mort champion du monde en 1946, sans qu’un autre joueur lui prenne son titre – le seul dans ce cas.

La dernière partie de sa vie est nimbée de mystère. Pendant l’Occupation, on le voit, à Paris, disputer des simultanées avec des dizaines d’officiers allemands ; on le lit, surtout, dans le quotidien d’occupation allemand Pariser Zeitung, signer des articles où il présente sa victoire de 1937 comme « un triomphe contre une conspiration juive ». Il clamera après la guerre que des articles qu’il avait écrits en échange d’un visa de sortie avaient été réécrits par l’occupant pour leur donner une tonalité antisémite.

Sa mort dans un hôtel du Portugal, alors que venait d’être décidé un duel contre le Russe Mikhail Botvinnik pour le titre de champion du monde, reste également une énigme : elle a été attribuée à un étouffement causé par un morceau de viande ou à une crise cardiaque, mais les nombreuses zones d’ombre autour de la découverte du corps et de l’autopsie ont nourri l’hypothèse d’un meurtre.

Alekhine repose aujourd’hui au cimetière du Montparnasse à Paris, dans une tombe ornée des soixante-quatre cases du jeu d’échecs.

Pour en savoir plus :

Thierry Wendling, Ethnologie des joueurs d’échecs, PUF, 2002, via Cairn

Alexandre Jevakhoff, Les Russes blancs, Tallandier, 2011, via Cairn

Alexandre Alekhine, 200 parties d’échecs, Grasset, 1999