Le scandale du « Balzac » de Rodin
Alors que l’opinion publique est profondément divisée par l’affaire Dreyfus et ses rebondissements, l’affaire de la statue de Balzac par Rodin vient renforcer un peu plus les antagonismes. Simple querelle esthétique ou nouvelle forme d’un conflit politique, cette statue va susciter de nombreuses polémiques dans lesquelles certains dreyfusards et antidreyfusards tiennent les premiers rôles. Ce feuilleton passionné et passionnant qui débute en 1891 ne prend fin qu’en 1939.
Une commande de la Société des gens de lettres
En 1851, Alexandre Dumas père a l’idée de commander une statue d’Honoré de Balzac afin d’honorer la mémoire de l’écrivain, décédé en mai 1850. Inabouti, le projet n’est relancé qu’en 1885 par le président de la Société des gens de lettres, Émile Zola. Une commande est alors passée auprès du sculpteur Henri Chapu. Mais ce dernier mourant en 1891, il faut lui trouver un remplaçant. Le journal Ce Soir retranscrit la lettre qu’Émile Zola a envoyée à Frantz Jourdain dans laquelle il l’invite à persuader Auguste Rodin d’accepter la commande d’une statue d’« au moins quatre mètres, sans compter le piédestal » (Ce Soir, 2 juillet 1939). Le 6 juillet 1891, Auguste Rodin accepte avec enthousiasme.
En mai 1893, une commission chargée de vérifier l’état des travaux revient, consternée, de sa visite de l’atelier de l’artiste. L’œuvre étant inachevée, le retard est avéré. C’est l’origine du premier conflit entre l’artiste et la Société des gens de lettres (Ce Soir, 2 juillet 1939). Zola, défendant son choix de Rodin, lui obtient un délai supplémentaire de deux ans mais son mandat à la tête de la Société des gens de lettres arrivant à son terme, il cède sa place et le dossier au poète provençal Jean Aicard.
Rodin fait d’abondantes recherches iconographiques, notamment en consultant les nombreuses caricatures du Charivari. Il réalise quinze maquettes de têtes et plus de cinquante études dont une, en 1896, où il représente Balzac nu, sans tête, tenant son sexe en érection en main. Finalement, Rodin fait le choix de représenter l’auteur dans sa robe de moine dominicain qu’il revêtait pour écrire.
Auguste Rodin (1840-1917)
Sculpteur français, Auguste Rodin est considéré comme l’un des pères de la sculpture moderne. Le réalisme de ses œuvres marque, à de nombreuses reprises, l’opinion publique et suscite de nombreuses polémiques en raison de la sensualité et de l’érotisme de certaines réalisations comme « Le Baiser » (1889). Son œuvre se compose de près de 7 000 sculptures, 10 000 dessins, 1 000 gravures et 10 000 photographies. En 1880, l’État lui achète « L’âge d’airain » et lui commande d’autres œuvres. Il s’installe à Meudon où il reçoit de nombreux artistes dans son atelier. En septembre 1916, il fait don à l’État de son atelier, de ses collections et de son hôtel particulier, où est établit le musée Rodin.
Du scandale à l’affaire
Exposée au Salon de la Nationale en mai 1898, à côté du Baiser, la statue de Balzac fait immédiatement scandale, conspuée par une partie de la critique et du public. Cette œuvre est jugée trop novatrice car, loin de la représentation classique de l’écrivain, Rodin abandonne l’idée d’un portrait ressemblant pour proposer une évocation du génie visionnaire, du créateur qu’était Balzac. Le 9 mai 1898, le comité de la Société des gens de lettres refuse de « reconnaître la statue de Balzac » (Le Rappel, 12 mai 1898). Après cette décision, les soutiens de Rodin ouvrent une souscription afin de lui acheter cette œuvre pour pouvoir l’ériger en plein cœur de Paris. Ce projet n’a finalement pas de suite car l’artiste refuse de la céder aux souscripteurs (La Lanterne, 11 juin 1898).
L’affaire de cette statue devient un véritable feuilleton tenant en haleine le public durant les mois de mai et juin 1898. La Lanterne informe régulièrement ses lecteurs de tous les rebondissements de cette histoire, comme la proposition du conseil municipal de Paris d’acquérir à un prix « très rémunérateur » Le Baiser afin de pouvoir refuser Le Balzac sans que Rodin y perde trop (La Lanterne, 18 mai 1898). Cette « nouvelle affaire Dreyfus » bouleverse les milieux artistiques et intellectuels. Clemenceau, Zola, Monet et Mallarmé prennent parti pour Rodin tandis qu’Alfred Duquet s’oppose à lui. Octave Mirbeau défend avec passion le sculpteur dans Le Journal (15 mai 1898). En raison du grand nombre de dreyfusards parmi ses soutiens, Rodin craint que son œuvre ne soit associée au combat politique majeur du moment. L’accusation portée par le journal Le Rappel contre les opposants à Rodin qui aurait fait parvenir à la rédaction une fausse lettre signée de Rodin n’est pas sans rappeler les faux fabriqués par le commandant Henry pour accuser le capitaine Dreyfus (Le Rappel, 12 mai 1898). Félicien Pascal publie, dans Gil Blas, un article à charge contre les soutiens de Rodin. Faisant le parallèle entre l’affaire de la statue et l’affaire Dreyfus, il soutient que les protagonistes des deux affaires sont les mêmes (Gil Blas, 14 mai 1898).
554 mois de retard
Rodin ayant finalement renoncé à faire aboutir son projet, certains membres de la Société des gens de lettres, dénommés les « comitards », obtiennent que la statue soit finalement commandée à Alexandre Falguière, ami de Rodin (La Lanterne, 24 juillet 1898). Inaugurée en 1902, elle est jugée comme n’étant qu’une effigie, « ni plus ni moins géniale que la plupart des navets qui prétendent orner nos carrefours » (L’Intransigeant, 2 juillet 1939).
C’est le comité, animé par Mathias Morhardt et Georges Lecomte, qui obtient réparation pour « le sculpteur génial » (Le Petit Journal, 2 juillet 1939). En 1926, une statue de bronze est coulée à partir des plâtres. Il en existe deux versions, la première est érigée le 1er juillet 1939 sur le boulevard Raspail tandis que la seconde est installée dans le jardin du musée Rodin. Le journal Ce soir rappelle aux lecteurs que l’inauguration de la statue ne se fait qu’avec, seulement, 554 mois de retard (Ce soir, 2 juillet 1939). Cette cérémonie, présidée par le ministre de l’Éducation nationale, Jean Zay, satisfait de nombreux journaux, comme L’Intransigeant qui se réjouit que Balzac ait maintenant le droit de cité dans les rues parisiennes (L’Intransigeant, 2 juillet 1939). Georges Lecomte, de l’Académie française, se félicite quant à lui, que cet « hommage du génie au génie » soit enfin visible en plein cœur de Paris. (Le Petit Journal, 2 juillet 1939).
Le 16 mai 1898, Henri Bauer prend la plume pour défendre les partisans de Rodin à la une de L’Écho de Paris. Il commence par une rude charge à l’encontre de la Société des gens de lettres, connue pour sa « basse servilité » et pour avoir rayé de la liste de ses membres des auteurs tels que Victor Hugo ou Jules Vallès. Accusant cette société d’avoir outragé Rodin, « le maître artiste de la sculpture contemporaine », il exprime son plus profond mépris pour ce « ramas antilittéraire d’écrivassiers nuls ou ridicules, d’industriels du feuilleton, de plumitifs sans idées, sans art et sans style, de gâte-papier pourvoyeurs de tomes au cabinet de lecture ». L’auteur exprime également son dégoût des statues érigées dans les rues de Paris qui symbolisent, selon lui, « la bêtise publique ». Contrairement à tous les artistes ayant commis ces « verrues, ces grimaces, ces ballonnements, ces hydropisies », Rodin a su « faire revivre Balzac en soi ». Cette statue ne montre pas le corps de Balzac mais sa personnalité, « la flamme qui animait [sa] chair dissoute ». Il termine par ajouter le nom de Rodin à la longue liste des artistes « bafoués dans leur nouveauté par une foule imbécile ». Le statuaire trouve ainsi place aux côtés de Delacroix, Millet, Courbet, Manet, Victor Hugo, Gustave Flaubert ou encore Richard Wagner.
Félicien Pascal contextualise d’emblée l’affaire de la statue de Balzac. L’année 1898 est marquée par les multiples rebondissements et suites judiciaires de l’affaire Dreyfus avec notamment le procès d’Émile Zola pour diffamation. Le parallèle est fait entre les partisans de Rodin qui pétitionnent pour s’opposer à la décision de la Société des gens de lettres et ceux de Zola qui font tout pour « l’absoudre de la sentence du jury ». Preuve supplémentaire pour l’auteur, les pétitionnaires sont les mêmes dans les deux affaires. Les partisans de Rodin sont ici présentés comme des individus autoritaires et veulent imposer leur conception de la beauté. Il prend la défense de la Société des gens de lettres qui a préféré s’attirer les « railleries des esthètes d’avant-garde plutôt de se rendre complice de la dérision dont Balzac était menacé par la statue ». Il dénonce également les « professeurs d’esthétique » qui ont troublé le goût du public à force de surinterpréter les intentions des artistes.
Bibliographie
Arsène Alexandre, Le Balzac de Rodin, Paris, H. Floury, 1898.
Hélène Marraud, Balzac, le souffle du génie, Paris, Hermann, 2014.