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Jean Painlevé, pionnier français du documentaire

le par - modifié le 30/04/2021
le par - modifié le 30/04/2021

Grâce à ses œuvres empreintes de surréalisme, le réalisateur et biologiste Jean Painlevé est parvenu à offrir un public à la recherche scientifique. Dans les années 1930, il fut l'instigateur du documentaire à la fois savant et populaire.

 

 

Lorsque Jean Comandon met sur pied une « cinématographie des microbes » à l’hôpital Broca en 1909, la foule se presse pour assister au spectacle et voir sur toile tendue le sang contaminé d’une souris atteinte de nagana, amplifié au microscope. Nulle prédominance de scientifiques en blouse mais un public hétéroclite, des journalistes ébahis par les avancées technologiques jusqu’à ces femmes aux « chapeaux invraisemblables ».

Le docteur Comandon aidé par l’industriel Charles Pathé – qui lui fit construire un laboratoire à Vincennes après avoir eu vent de ses désirs de vulgarisation scientifique – développe au début du XXe siècle des outils de micro-cinématographie afin de capturer et d’observer au plus près les variations des éléments et autres vivants. 

Dans la lignée directe de Comandon, le biologiste Jean Painlevé a su mettre à profit ces innovations et à contribuer à la popularisation et l’institutionnalisation d’un genre qui en était alors à ses balbutiements : le documentaire scientifique. 

A l’orée des années 1920, le nom de Painlevé n’est pas inconnu du grand public. Son père, Paul, est un mathématicien reconnu, homme politique, un temps ministre de la Guerre et qui occupe souvent la Une des journaux. Jean, lui prend un chemin différent et se détourne des études secondaires, comme il le confie en 1939 au journal Marianne :

« Savez-vous que j’ai toujours été un mauvais élève, me dit-il.

- Pas possible ! 

- Mais si. Je n’ai jamais pu m’habituer à l’horaire des cours. Arriver à heure fixe, partir à heure fixe, était pour moi une véritable corvée. - Un beau jour j’ai tout quitté. Personne ne savait où j’étais ; ma famille était affolée et...

- Vous étiez...

- Au muséum. Je mouchais le kangourou. Puis je passai mon P.C.N. Enfin, j’entrai au laboratoire d’anatomie comparée et dès 1924, je commençai la publication de travaux relatifs à l’étude des phénomènes vitaux du protoplasme cellulaire. En même temps je préparai ma médecine, que j’abandonnai d’ailleurs en 1925. »

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Une année de médecine avortée suite au traitement réservé par l’institution à un patient hydrocéphale et le désir d’étudier la vie sous-marine, de même que les innombrables bestioles qui colonisent les bancs de sable. Direction le Finistère, où immergé les pieds dans l’eau il s’attèle à ses observations en compagnie de sa future femme Geneviève Hamon et de son acolyte André Raymond, dit Raymond. 

Son savoir, Painlevé le transmettra par le biais du cinématographe à travers plus de 200 films. A la craie et au tableau, Painlevé, en piètre dessinateur, leur a toujours préféré la pureté des images. Il joue dans un film – inachevé – L’Inconnue des six jours de René Sti et passe ensuite derrière la caméra pour Mathusalem, une pièce de théâtre d’Ivan Goll divisée en cinq séquences dans laquelle on peut apercevoir Antonin Artaud, fardé, dans la peau d’un évêque ou Painlevé lui-même en Hamlet et en mathématicien. 

Il réalise son premier film documentaire L’Œuf de l’épinoche de la fécondation à l’éclosion en 1927 à destination d’un public composé de scientifiques et d’universitaires. Suivront en 1928 des films tels que Mouvement du protoplasme d’Elodea canadensis ou encore Electrophorèse dans le sang du siponcle, productions techniques s’il en est et quelque peu hermétiques aux non-initiés. Le grand public le découvre avec La Pieuvre, film muet,  et semble conquis :

« Il fait surgir sur la pellicule, où sont désormais inscrits d’aussi précieux détails, un monde d’une magie encore inconnue. 

- Je ne peux mieux le qualifier d’apôtre, me disait hier M. Henri Diamant-Berger, directeur du cinéma très moderne où vont être projetés les films de M. Jean Painlevé. »

Un succès qui repose sur une dramaturgie minutieuse, émanation de la rencontre entre la substance scientifique et le poétique. Mais aussi de sa passion innée pour ces petites bêtes, la pieuvre d’abord, lyre d’enfance à laquelle se joignent une multitude de microbes, de végétaux, d’animalcules, de céphalopodes et autres mystères obscurs de la science.

Toute sa vie, il gardera la tête rivée à regarder et décrire avec ardeur l’évolution de ses inspiratrices. Une exaltation auquel le journal Marianne fait écho : 

« De taille moyenne et large d’épaules, “l'Homme au Microscope” a le visage allongé, le menton volontaire, la voix douce et les mains puissantes.

Au repos,  son masque paraît insensible à l’émotion ; mais il suffit de parler devant lui de nos systèmes sociaux ou des méthodes pédagogiques actuelles pour voir ses yeux clairs se durcir soudain ; il n’est que d’évoquer en sa présence les infiniment petits, vedettes de ses films, pour remarquer l’intérêt attendri qui l’anime alors tout entier.

Ce jeune savant  ne manque pas d’humour, cet anarchiste avoue souffrir lorsque ses travaux l’obligent à torturer des animaux... Le temps est loin – sept ans – où sans répugnance il aveuglait un crustacé pour s’assurer de ses qualités tactiles. »

Loin de se cantonner dans un genre où le scientifique rimerait avec ennui, Painlevé parvient par une alliance d’exactitude et de délicatesse à capter un public néophyte et curieux. Son approche visuelle se dessine par ses relations avec des artistes de l’avant-garde. Si ses pairs scientifiques lui reprochent un manque de sérieux et de se laisser aller à la facilité de l’image, il trouve un appui parmi les artistes de l’époque dont Ivan Goll avec lequel il avait collaboré à la rédaction de l’unique numéro de la revue Surréalisme [à lire sur Gallica] où ils faisaient la part belle à la nature et au cinéma.

La nature se révèle en effet énigmatique ; elle est gaillarde, parfois cruelle mais Painlevé ne cesse par son écriture, ses mises en scène et un recours maîtrisé à l’anthropomorphisme, à renouveler le genre, entre science et fiction. Une lutte à mort se joue ainsi entre des crevettes galvanisées, les yeux exorbités des crabes témoignent de leur désir d’en découdre avec leurs congénères, tandis que les caprelles et pantopodes se laissent aller à une pantomime prodigieux, « le plus beau qu’il ait vu » pour le peintre Fernand Léger qui assiste à la première du film en 1930 au cinéma les Miracles

Indépendant, Painlevé refuse à maintes reprises les propositions d’aides financières et crée en 1930 sa propre société de production : Les Documents Cinématographiques – une société toujours en activité qui s’efforce de préserver et de diffuser les œuvres de Painlevé et d’autres réalisateurs. Il parvient ainsi à maintenir une autonomie totale. Une seule incartade est à noter – en dehors des films de commande destinés à servir la recherche et la pédagogie –, Solutions Françaises, une production de propagande destinée à contrer les théories nazies sur le prétendu retard de la recherche scientifique française.

En 1934, il réalise l’un de ses plus grands succès, L'Hippocampe. Distribué par l’entreprise Pathé, le cheval marin « à la dignité un peu compassée » passionne un public happé par la description minutieuse des douleurs du mâle accouchant. Les uns savaient, les autres découvrent avec enthousiasme l’élégant animal et sa gestation insolite. Son tour de force tient autant à sa mise en scène qu’à la démarche et l’allure distinguées de son champion.

Une image qu’il a d’ailleurs développée dans une collection de bijoux et de soieries afin de financer entre autres ses documentaires. Car loin du faste, Painlevé filme dans un laboratoire étriqué, installé dans la cave d’un appartement parisien. Les câbles s'entrelacent, les boutons s’amoncellent et les créatures microscopiques et sous-marines se prêtent au jeu des muses. Léo Sauvage lui rend visite et relate dans les colonnes du magazine communiste Regards leur rencontre et sa descente dans l’Institut : 

« Mais dans une cave où on accède après avoir passé par un concierge soupçonneux. Une sonnerie nous annonce en bas. En haut, dehors, il n’y a aucun écriteau. Réservé aux initiés, sans doute.  

Un escalier de cave, comme dans des milliers d’immeubles parisiens. À droite des poubelles, un balai. Au bas des marches, tout de suite à gauche, dans le compartiment réservé au propriétaire de la maison, parmi des bouteilles vides, du linge. 

L’institut. Au plafond, un enchevêtrement de fils électriques qui descendent vers la cave. Un bruit de moteur. L’institut de Cinématographie Scientifique. Jean Painlevé est là, en haut des marches, la main tendue. […] »

Il poursuit :

« Il y a dans cet institut de Jean Painlevé quelque chose de bohème, quelque chose de frais, de jeune, de vivant, de grouillant et de non-conformiste, qui doit faire la pige de la façon la plus insolente à la science momifiée de l’Académie. 

Les murs sont blancs, couverts de boutons, de commutateurs, de manettes, de leviers, de compteurs. Comment font-ils pour s’y reconnaître ? Et dans ces fils innombrables, inextricables qui vont dans tous les sens, reviennent, s’enchevêtrent, se séparent, pour retourner, qui à un projecteur, qui à un appareil, qui à une prise de courant ? 

Des planches contre le mur en face personnifient l’encombrement et le manque de place. Elles abritent les objets les plus divers, caméras, objectifs, instruments d’observation, dossiers, collections. »

Et de conclure  : 

« Nous remontons l’escalier de la cave. Nous repassons devant les poubelles, le concierge soupçonneux et les photos à sex appeal du cinéma.

Nous sommes dans la rue Armand-Moisant, devant le numéro 12. Ni institut poussiéreux, ni cube américain à grand tapage. Mieux que tout cela : un morceau de la vie future. »

Ce que découvre ici Léo Sauvage c’est l’ICS, L’Institut de cinématographie scientifique, fondé par Painlevé dans les années 1930 et destiné à pallier le manque de budget alloué à la recherche et contrer les seules ambitions mercantiles des distributeurs. Car en parallèle de son travail titanesque, Painlevé œuvrera une grande partie de sa vie pour une meilleure reconnaissance du format court et l'importance du cinéma dans la recherche.

Dans un article qu’il rédige pour Le Figaro en 1935, l’homme au microscope livre un triste état des lieux du documentaire scientifique :

« Les films coûtent chers, surtout en format standard 35 millimètres. 

Leur exploitation dans les salles rapporte d’autant moins que le film est plus précis et complet ; mais, de toute façon, le documentaire de court-métrage est considéré comme un bouche-trou, fourni d’ailleurs par les grandes maisons de production qui amortissent l’ensemble du programme au nom du grand film. »

Et il précise les ambitions de l’ICS : 

« Cet institut aux besoins duquel je subviens, tant bien que mal, entièrement seul, afin de garder toute mon indépendance, comporte deux caves : une où l’on fabrique des appareils, l’autre où l’on réalise des prises de vues ; 

il s’agit de créer une technique suffisamment simple et claire, adaptable à tous les besoins scientifiques, pouvant résoudre tous les problèmes, que chacun emploierait dans son laboratoire ; 

à côté de cela former des spécialistes capables de résoudre toutes les questions nouvelles en même temps que de poursuivre les améliorations relatives à la technique cinématographique et d’appliquer celles-ci aux différents domaines scientifiques. »

Son engagement dans l’institutionnalisation de la recherche par le cinéma ne s’arrête pas là puisqu’il fonde quelques années plus tard l’Association pour la documentation photographique et cinématographique dans les sciences et organise des congrès afin de favoriser les échanges entre scientifiques, techniciens, professionnels du cinéma, journalistes et le public. 

Chargé de la programmation des films scientifiques lors de l’ouverture du Palais de la Découverte en 1937, l’image de Painlevé est omniprésente dans le paysage médiatique d’avant-guerre. Néanmoins lorsqu’éclate le conflit, il cesse ses activités afin de s’engager dans la Résistance et met à profit ses qualités de plongeur dans la lutte contre le fascisme. 

La fin du conflit marque son implication toujours plus accrue dans la défense et la diffusion du cinématographe puisqu’il devient le directeur de la Fédération française des Ciné-clubs de 1946 à 1956. Il réalise un autre succès public, Le Vampire, collabore avec Georges Franju sur son célèbre documentaire Le Sang des Bêtes en 1949, pour lequel il rédige les commentaires, et réalise une myriade d’autres films dont un sur le théâtre de son ami Calder.

Il poursuivra ses recherches, s’intéressera au cinéma en relief, même s’il se détournera du documentaire public en 1947 face à l’imposant foisonnement de productions inconsistantes qu’il dénoncera dans une diatribe intitulée « Castration du documentaire », publiée dans les Cahiers du Cinéma en 1953. Il n’abandonnera jamais vraiment le cinéma et réalise un ultime documentaire, Les Pigeons du square, en hommage à Etienne-Jules Marey, sept ans avant sa mort en 1989. 

Sa rigueur, son lyrisme et son entêtement à défendre la recherche par le prisme du cinéma font de lui l’un des pionniers incontestables du documentaire scientifique et animalier. 

Pour en savoir plus : 

Jean Painlevé, Le cinéma au coeur de la vie, Roxanne Hamery, Presses universitaires de Rennes, 2009

Florence Riou, « Jean Painlevé : de la science à la fiction scientifique »,  in: Conserveries mémorielles, 2009

Roxane Hamery, « Jean Painlevé et la promotion du cinéma scientifique en France dans les années trente », in: 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 2005