Le jour où une locomotive s’est envolée de la gare Montparnasse
Le 22 octobre 1895, un train ne réussit pas à s’arrêter au terminus de Montparnasse – et en défonce la façade. Cet accident fit les unes de tous les quotidiens par son aspect spectaculaire.
On a frôlé une réelle catastrophe ce 22 octobre 1895 en gare Montparnasse. Le train express n°56 reliant Granville à Paris est entré en gare à 16h à la vitesse de 40 km/h et n’a pu freiner à temps. Résultat : la locomotive a fini sa course en explosant le butoir puis la cloison vitrée de la façade de la gare pour basculer dans le vide et défoncer la station de tramway en contrebas.
Cet accident n’a finalement fait que quelques blessés et une victime, une marchande de fleurs dont le kiosque à côté du tramway a été détruit par le cendrier de la locomotive. Mais l’événement est si extraordinaire et le spectacle si saisissant que les journaux rivalisent d’ingéniosité pour couvrir l’information.
Pour La Presse, la « catastrophe de la gare Montparnasse » s’étale sur six colonnes à la Une. Les autres quotidiens soignent la titraille (titre, sous-titres et chapô) qui annonce les articles.
« UNE LOCOMOTIVE EN FUITE
L'EXTRAORDINAIRE ACCIDENT DE LA GARE MONTPARNASSE
PROMENADE D'UNE MACHINE DANS LA RUE
De Granville à Paris — L'arrivée d'un « train fou » —
Affolement des employés — Les freins ne fonctionnent pas —
Par la fenêtre — Une femme tuée — Catastrophe évitée
Spectacle original. »
« Un Train emballé
Étrange accident à la gare Montparnasse — Une locomotive par la fenêtre — Voyageurs sains et saufs — La mort de la marchande de journaux — Les causes de l’accident »
« L’ACCIDENT DE LA GARE MONTPARNASSE
UN TRAIN DANS LA RUE
Une morte, plusieurs blessés. — Récit de témoins. — Une panique. — Une scène déchirante. — Les responsabilités »
Selon tous les observateurs, le spectacle est incroyable. L’intérieur de la gare est ravagé : le terre-plein a été labouré par le train, la façade est éventrée. Mais le plus frappant se trouve à l’extérieur de la gare.
« Du milieu de la rue de Rennes, le coup d'œil de la gare était saisissant. Le côté droit de la façade, formé d'un portail et d'une terrasse, était béant.
On sait effectivement que la voie est à la hauteur d'un second étage.
Sortant des décombres, on voyait l'avant du train pendant le long du mur jusqu'à terre et reposant sur un amas de pierres et débris. »
Pour Le Matin, s’il n’avait causé aucune mort, le spectacle de ce train ressemblant à un animal doué d’une vie propre pourrait même être particulièrement drôle.
« Si l'on n'avait à déplorer la mort d'une pauvre femme dans l'accident qui s'est produit hier à la gare Montparnasse, le fait en lui-même soulèverait parmi les foules d'inextinguibles rires.
En effet, quoi de plus cocasse, de plus outrancièrement fantaisiste que cette locomotive, remorquant un train tout entier, indocile à la manœuvre des freins, renversant tous les obstacles semés sur sa route par des ingénieurs à l'esprit enfantin sautant finalement par une fenêtre et dévalant sur une place publique, d'une hauteur de dix mètres, avec l'aisance d'une chatte descendant d'une gouttière. »
On a évité une catastrophe bien plus meurtrière : les nombreux obstacles ont ralenti la locomotive si bien que les wagons sont restés sur les rails « maintenus par les monceaux de dégâts qui s’étaient formés en une seconde ».
Aucune voiture ne s’est couchée, ce qui aurait causé de plus gros dégâts encore et occasionné certainement d’autres victimes. Autre coup de chance : les chevaux du tramway en-dessous ont pris peur en entendant les cris des voyageurs.
« Un tramway de la ligne de l'Étoile-Gare Montparnasse stationnait juste à l’endroit où la locomotive vint s'abattre.
Les chevaux, affolés par les cris des voyageurs et le bruit semblable à un roulement de tonnerre produit par la trouée formidable, s'emballèrent et empêchèrent ainsi qu'au nom de la malheureuse victime on n'ait à en ajouter d’autres. »
Une fois le bilan dressé, se pose la question des causes de l’accident. Comment ce train a-t-il pu arriver si vite en gare et ne pas pouvoir freiner à temps ? La Gazette de France interroge Victor Garnier, le chauffeur.
« En arrivant près de la gare Ouest-Ceinture, le frein a été serré pour ralentir la marche. Il a parfaitement fonctionné et nous avons poursuivi notre route en augmentant de vitesse après la traversée de cette station.
C’est seulement à la hauteur de la rue du Château que nous nous sommes aperçus au moment de ralentir de nouveau, à cause des aiguillages, que le frein ne fonctionnait plus. Quelle est la cause de ce contre temps ? Je l’ignore. Nous avons compris alors dans quelle position critique nous nous trouvions.
En un instant Pellerin [le mécanicien] a mesuré le danger que nous courions et l’accident qui fatalement se produirait. Il a aussitôt sifflé afin que le conducteur serrât le frein à main ; pendant ce temps, j’ouvrais les sablières de la locomotive pour ralentir autant que possible la marche du convoi. »
S’agirait-il donc d'un problème de freins ? Les journaux font alors tous une analyse de ces freins Westinghouse, automatiques à air comprimé. Mais le chef de gare a des doutes.
« Nous connaîtrons alors les responsabilités, mais jusqu'ici je puis vous dire que le frein Westinghouse, employé dans le réseau de l'Ouest, est un instrument d'une si merveilleuse précision que lorsqu'un accident quelconque survient, le train se trouve instantanément bloqué. […]
Les explications du mécanicien me paraissent embrouillées. Il affirme qu'une fuite s'est produite dans les conduites ; je lui ai démontré que cela était impossible, et aussitôt il a changé de thèse. Je dois constater, d'ailleurs, qu’il est excusable, car son état d’énervement était extrême. »
L’enquête déterminera les responsabilités, le chef de gare tenant à préciser que les deux cheminots (Pellerin et Garnier) ont été exemplaires.
« Je dois à la vérité de dire que le mécanicien Pellerin est resté jusqu'au bout la main sur son régulateur, essayant de renverser la vapeur et attendit que sa machine eût franchi le butoir pour sauter à terre suivi du chauffeur, demeuré également à son poste.
Sous l'œil du personnel affolé, ces gens ont été merveilleux de sang-froid et de courage. Sont-ils responsables ? L'enquête est là pour répondre. »
L’enquête aboutit à un procès le 31 mars 1896 où la faute humaine est privilégiée à la défaillance technique. Le mécanicien Pellerin écope de deux mois de prison avec sursis et 50 francs d’amende, tandis que le conducteur-chef Mariette à 20 francs d’amende avec sursis.
Quant à la locomotive suspendue entre ciel et terre, elle est finalement relevée le 27 octobre sous les yeux des badauds, qui ne se sont pas lassés du spectacle.
« À la gare Montparnasse. – La locomotive acrobate, qui, depuis son saut périlleux de l'autre jour, s'obstinait à garder la pose de clown qui lui a valu la visite d'à peu près tous les Parisiens, a consenti à prendre une position plus raisonnable. C'est hier, à deux heures cinquante-cinq, que les ingénieurs l'ont amenée à composition.
On jugeait le monstre capable de quelque nouvelle plaisanterie de mauvais goût, aussi la foule était-elle sévèrement maintenue sur les trottoirs.
Un treuil, actionné par douze hommes, a fait glisser la machine sur les poutres préparées pour la soutenir. Les roues de derrières ont été maintenues à 1m75 du sol, celles de devant vont être relevées à la même hauteur ; le chargement sur un truck va devenir chose facile. »
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Pour en savoir plus :
Consulter l’exposition virtuelle BnF « Sciences pour tous » sur « les transports »