Écho de presse

Incendie à Marseille en 1938 : le déchaînement de la presse parisienne

le 01/11/2020 par Jean-Marie Pottier
le 15/11/2018 par Jean-Marie Pottier - modifié le 01/11/2020
Les ruines des Nouvelles Galeries de Marseille, Le Petit Marseillais, 30 octobre 1938 - source : RetroNews-BnF
Les ruines des Nouvelles Galeries de Marseille, Le Petit Marseillais, 30 octobre 1938 - source : RetroNews-BnF

En octobre 1938, la catastrophe des Nouvelles Galeries de Marseille, qui fait 73 morts, sert de prétexte à un virulent débat politique droite/gauche à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

« C’est terrible ce qui arrive, il va finir comme Henri Tasso », confiait à l’AFP un élu du parti Les Républicains à propos du maire de Marseille Jean-Claude Gaudin au lendemain de l’effondrement meurtrier de deux immeubles, le 5 novembre 2018. Ironie calendaire, ce drame s’est produit quatre-vingt-ans quasiment jour pour jour après le gigantesque incendie des Nouvelles Galeries de Marseille, qui fit 73 morts en 1938 et coûta son poste au sénateur-maire socialiste Henri Tasso.

Dû à un mégot mal atteint, ce sinistre fut, dès le départ, analysé dans une perspective politique et réactiva la « mauvaise image » attachée à la cité méridionale.

« Qui commande ici ? Il n’y a donc pas de chef ? Pas un homme pour diriger ? C’est lamentable. » Ce 28 octobre 1938, le parti radical, alors au pouvoir, tient congrès à Marseille quand éclate l’incendie. « Témoin impuissant du sinistre », selon le quotidien Paris-Soir, le président du Conseil Édouard Daladier tempête.

Sa réaction reflète celle des autorités et de la presse parisienne, qui accusent la municipalité d’impréparation. Dès le 30 octobre, le quotidien L’Œuvre, qui deviendra bientôt collaborationniste, donne le ton dans son portrait d’une ville mal équipée (« Un incendie aussi violent que celui qui dévasta tout un quartier de Marseille n’aurait pu, à Paris, tourner en catastrophe ») et livrée au gangstérisme :

« Tandis qu’éclatait la panique dans les immeubles sinistrés, une bande d’écumeurs d’épaves fondait littéralement sur la Canebière, pénétrant dans les appartements menacés par les flammes en éventrant les meubles pour déménager les bijoux, l’argent et les objets de valeur... [...] 

Dans Marseille, on se posait, dès hier, d’angoissantes questions, et le bruit court que les malfaiteurs qui ont profité du désastre de la façon la plus odieuse auraient bien pu être à l’origine de l’incendie. »

Le 4 novembre, l’historien et rédacteur en chef du journal catholique La Croix Jean Guiraud renchérit en rappelant que Marseille a déjà été le théâtre, en 1934, de l’assassinat par un nationaliste bulgare du roi Alexandre Ier de Yougoslavie et du ministre Louis Barthou :

« Coup sur coup, toujours sous les regards de M. Sarraut, ministre de l’Intérieur, elle a été le théâtre des plus déplorables spectacles du monde.

L’assassinat du roi de Yougoslavie et de notre ministre des Affaires étrangères a marqué la carence de notre police dans cette cité cosmopolite qui exige une police fortement organisée ; et la tragique catastrophe de ces jours derniers a montré son impuissance à se protéger elle-même contre l’un des pires fléaux qui puissent nous menacer : le feu. »

Les ruines des Nouvelles Galeries de Marseille, Le Petit Marseillais, 28 octobre 1938 - source : RetroNews-BnF
Les ruines des Nouvelles Galeries de Marseille, Le Petit Marseillais, 28 octobre 1938 - source : RetroNews-BnF

Lors des obsèques des victimes, le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut annonce son désir « d’écarter du développement de son organisme les miasmes des légendes néfastes et les gangrènes de la moralité collective », prélude à la mise sous tutelle de la ville en mars 1939.

Pourtant, l’incendie des Nouvelles Galeries n’oppose pas seulement l’État central aux villes et le sérieux supposé de Paris à l’impréparation marseillaise. Il résonne aussi avec la vindicte de la droite contre le Front populaire et les déchirements de ce dernier après la chute, en avril 1938, du second cabinet Blum et l’arrivée au pouvoir de Daladier.

Dès le surlendemain du drame, Le Petit Marseillais, quotidien local dont les positions se droitisent alors, appelle à la démission de Henri Tasso, sous-secrétaire d’État à la Marine marchande lors des deux premières années du Front populaire :

« Puisqu’il y a un maire, puisque c’est lui qui est en haut de l’échelle des responsables, qu’il explique s’il le peut comment et pourquoi un sinistre pareil a pu s’accomplir jusqu’au bout, pourquoi il y avait pénurie d’eau, pénurie de pompes, pénurie de manches et surtout pénurie d’échelles puisque seule s’est avérée vraiment utile l’échelle de la marine nationale de Toulon. [...]

Messieurs Tasso et Cie, la population marseillaise vous hurle…

– Partez ! Démission !

– À la porte ! »

La critique de la municipalité prend les traits d’une campagne quotidienne dans la presse antirépublicaine de l’époque. « À Marseille, il n’y a qu’une pompe qui fonctionne bien : la pompe à phynances », ironise ainsi L’Action Française, avant de se demander s’il ne faudra pas « mettre à la porte » le maire, cet « incapable et criminel ».

L’hebdomadaire d’inspiration fasciste Je suis partout embraye :

« M. Henri Tasso a gardé la tête froide devant le brasier. Il se cramponne mieux à son fauteuil municipal que ne se cramponnèrent aux corniches de la Canebière tant de jeunes et vieilles femmes guettant en vain l’arrivée de secours que la seconde ville de France était incapable de leur envoyer. [...]

La Canebière sentira encore l’odeur de viande grillée que M. Henri Tasso sera présenté comme la seule vraie victime de cette monstrueuse affaire. L’holocauste de tant d’innocents n’aura servi à rien, absolument à rien. »

La presse de gauche monte au front pour soutenir Tasso et se trouve aussi un coupable. Le correspondant à Marseille du quotidien socialiste Le Populaire dénonce « une campagne haineuse ne visant qu’à atteindre Henri Tasso et ses collègues de la municipalité socialiste » et pointe la responsabilité des Nouvelles Galeries, qui avaient engagé d’importants travaux de rénovation sans se préoccuper des risques.

L’écrivain Louis Aragon, dans les colonnes de la nouvelle publication du PCF Ce soir, dresse un violent réquisitoire contre les administrateurs de la société, dont il met en rapport les copieux dividendes et le coût des travaux de prévention qu’ils n’ont pas commandés :

« Il y a eu 73 morts à Marseille. On peut calculer, en divisant encore l’économie faite par chaque administrateur par 73, à combien chacun de ces messieurs apprécie une vie humaine. »

L’Humanité, de son côté, accuse Daladier d’avoir pactisé avec Simon Sabiani, l’homme fort de l’ancienne municipalité passé au PPF de Jacques Doriot, dont la presse locale souligne le rôle dans le sauvetage des dossiers des ministres, menacés par le feu à l’hôtel Noailles :

« Quels personnages faisaient partie de la “brigade des acclamations” massée à l’intérieur des Nouvelles Galeries afin de pousser des “hourras” sur commande en faveur du président du Conseil ?

N’y avait-il pas là toutes les troupes de M. Doriot, de Sabiani, et les gangsters de Spirito et Carbone, dont il serait peut-être intéressant de voir quelle fut, par la suite, l’action au cours de certaines scènes de pillage ?

Nous dira-t-on s’il est exact que les papiers de M. Daladier ont été remis à Sabiani – ce sous-ordre de Herr Doriot – et par qui ? »

La France se prépare déjà, dans les têtes, à la guerre qui couve. L’éditorialiste du Petit Parisien Maurice Prax, qui défendra bientôt les mesures antisémites de Vichy, l’évoque déjà à demi-mot, un mois après les accords de Munich et alors que les gouvernements français successifs seront bientôt accusés d’avoir mal préparé le conflit :

« Ne pas prévoir les malheurs ! C’est le meilleur moyen de les provoquer – et de les rendre irréparables…

Ne pas s’organiser, ne pas se défendre – à l’avance – contre les malheurs qui peuvent arriver, c’est désarmer en face du destin qui, lui, ne cesse de fourbir ses armes…

Et l’incendie de Marseille peut parfaitement nous donner la triste occasion de nous souvenir des événements de septembre… Si l’incendie avait éclaté ? »

Henri Tasso ne démissionnera pas, malgré la multiplication des attaques de la part de la presse de droite parisienne comme celles, au niveau local, du Petit Marseillais ou de Marseille-Matin.

À la fin du mois de mars 1939, un « administrateur extraordinaire », le directeur adjoint de la SNCF, sera placé à la tête de la municipalité marseillaise par le gouvernement Daladier, ce à quoi la gauche répondra par une démission collective de la part des élus socialistes et radicaux marseillais.

Tasso mourra en juillet 1944, non sans avoir paradoxalement voté en faveur de la loi attribuant les pleins pouvoirs à Pétain en 1940.

Pour en savoir plus :

Simon Kitson, Les policiers marseillais et le front populaire (1936-1938), 2000, via persee.fr

René Borruey, Contes de l'urbanisme ordinaire. Politiques et urbanistes à Marseille (1931-1949), 1990, via persee.fr