Chronique

La guerre qui vient : quand Hitler remilitarisait la Rhénanie

le 17/09/2024 par Anne Mathieu
le 16/09/2024 par Anne Mathieu - modifié le 17/09/2024

Pour Excelsior, le reporter Charles Reber s’aventure dès début 1936 dans la « zone tampon », afin de témoigner de la violation, par l’Allemagne nazie, des accords du Traité de Versailles. Il en profite pour témoigner, via ses interlocuteurs allemands, de l’intensification de la terreur.

« Que se passe-t-il en zone démilitarisée ? », se demande Excelsior le 24 janvier 1936, annonçant « des documents officiels, émanant du gouvernement de Berlin, ainsi que des informations publiées par la presse hitlérienne ». Un mois et demi après, c’est la remilitarisation de la Rhénanie : les troupes allemandes entrent dans cette région le 7 mars, violant ainsi le Traité de Versailles.

Les « documents officiels » annoncés ce 24 janvier sont commentés ce jour-là ainsi que les 26 et 27 par un journaliste du nom de Charles Reber, de nationalité suisse et qui sera naturalisé français en 1937, ainsi que nous l’apprend le catalogue de la Bibliothèque Nationale. Écrivain, il est également journaliste à Excelsior à cette période, et à partir de sa création en 1937, à Ce soir.

En février 1936, il est envoyé par Excelsior en Espagne, pour y suivre les élections du Frente popular. Puis, le 4 mars, on le retrouve écrivant un reportage à la frontière germano-hollandaise – non daté précisément – pour couvrir un « Procès monstre en Rhénanie », qui a lieu à Wuppertal depuis novembre 1935 et dont les comparutions s’étendent sur plusieurs mois.

« Onze cents Allemands et Allemandes, appartenant à toutes les conditions, à tous les partis, même au parti de Hitler, sont accusés d'avoir voulu reconstituer les syndicats dissous »,

nous apprend-t-il. Il ajoute, usant d’une exclamation marquant son indignation :

« Cette masse d'hommes et de femmes a été arrêtée il y a treize mois !

Pendant l'instruction, dix hommes sont morts des suites des tortures endurées. Un autre est devenu fou. Six cent vingt-huit hommes et femmes ont été inculpés de "haute trahison" ».

Son reportage se poursuit le 5 mars, cette fois-ci focalisé sur les réfugiés allemands en Hollande.

Dans l’un comme dans l’autre de ses reportages, Charles Reber interviewe des Allemands, sous le sceau du secret des sources. Dans l’édition du 4, c’est par exemple un homme qui a réussi à s’enfuir des griffes de la Gestapo, mais dont l’épouse n’a pas eu cette chance et figure parmi les accusés. Le reporter souligne avec une vigueur que de nouveau l’exclamation fait entendre :

« Je me suis engagé à taire son nom et le lieu de son refuge pour des raisons que l'on comprendra aisément ! »

Dans l’édition du 5, c’est un homme « dont on peut bien, aujourd'hui qu'il est "brûlé", révéler le secret. On l'appelle Fritz et nul n'en saura davantage sur son identité ».

Fritz a traversé clandestinement la frontière pendant de nombreux mois, sorte d’agent de liaison entre les familles, les inculpés, les prisonniers, les camarades de chaque côté de la frontière. Démasqué, il a échappé de justesse à l’arrestation et il est désormais contraint de demeurer en Hollande.

Grâce à Fritz, Charles Reber bénéficie d’informations à la primeur et à la précision exceptionnelles :

« Fritz a trouvé le moyen d'assister à plusieurs séances – qui se tiennent pourtant à huis clos – du procès monstre de Wuppertal.

Comment a-t-il réalisé ce tour de force ? Je n'en sais rien et il ne me le dira pas.

Il a même dans sa poche des comptes rendus sténographiques de ces séances, qu'il veut bien me communiquer. »

Le reporter doit cacher l’identité de ses sources, soumises aux pires dangers. Il doit aussi saisir quelles questions il peut leur poser, jusqu’où il peut aller dans ses demandes, afin de conserver leur indispensable apport.

En Hollande, Charles Reber se mêle aux réfugiés rhénans pour recueillir des informations, mais aussi pour tenter de comprendre leur nouvelle vie d’exilés. Dès les premières lignes de son introduction, l’énumération de tout ce qu’ils ont abandonné permet au lecteur de mesurer la nécessité de la décision du départ ; et les conséquences considérables de ce douloureux arrachement :

« Sur la terre hospitalière de la Hollande vivent aujourd’hui plusieurs dizaines d'hommes, de femmes et d'enfants, qui ont abandonné, de l'autre côté de la frontière, leur appartement, leurs meubles, leurs habitudes, ceux qui leur sont chers, bref ! toute leur vie quotidienne, pour échapper à la terreur brune.

Ils sont là, oisifs, épars dans cinq ou six villages propres, mais toutes leurs pensées, chaque jour, sont tournées vers ceux qui sont restés au pays, vers ceux aussi, frères, fiancés, pères ou parents, qui sont tombés entre les mains de la Gestapo et qui, au nombre de 628, comparaissent par groupes, depuis des mois, devant le tribunal du peuple. »

Une quinzaine de jours plus tard, le 20 mars, l’enquête de Charles Reber est célébrée par son journal. La Une proclame :

« Alertée par les révélations d’Excelsior, une commission internationale s’est rendue à Cologne, à Wuppertal et à Berlin. »

C’est Charles Reber lui-même qui signe cet article, nourri d’une interview d’un des membres de la commission, l’avocat Louis Noguères. « Le Troisième Reich ne sera-t-il plus bientôt qu'un immense camp de désespérés ? », se demandait-il à la fin de son reportage du 5 mars.

En 1936, comme en 1935 avec les élections en Sarre, il était difficile pour un lecteur français d’ignorer ce qu’était la « terreur brune ». A moins, bien entendu, de la lire sous des plumes la cautionnant, ou la célébrant sous d’autres termes à l’expression fallacieuse…