Chronique

Violence, genre et « race » : une représentation des hommes et femmes colonisés

le 15/12/2022 par Raphaëlle Branche
le 11/10/2018 par Raphaëlle Branche - modifié le 15/12/2022
Photo extraite de « Madagascar : vues, portraits et types, scènes de la colonisation française », 1900-1910 - source : Gallica-BnF
Photo extraite de « Madagascar : vues, portraits et types, scènes de la colonisation française », 1900-1910 - source : Gallica-BnF

Pendant la colonisation, à un ordre fondé sur la suprématie des Blancs se sont ajoutés des rapports de genre spécifiques, nourris d’un imaginaire ambivalent à propos des hommes et femmes indigènes.

Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).

Jusqu’au XIXe siècle, l’esclavage constitue un des principaux fondements des relations nouées entre les puissances européennes et les sociétés qu’elles colonisent. Ce système d’exploitation violent est justifié par des arguments valorisant toujours les apports des hommes blancs et chrétiens à l’humanité et la civilisation.

Membres de « races » considérées comme inférieures, les esclaves sont la propriété de leur maître, comme des choses. Selon leur sexe, hommes et femmes ont des places spécifiques dans l’économie esclavagiste ; les femmes, en particulier, sont aussi victimes d’abus sexuels de la part de leur maître et peuvent être privées de leurs enfants, également propriétés du maître.

Les mouvements abolitionnistes qui se développent dans les métropoles dénoncent ces violences sexuelles contre les femmes esclaves. Au XIXe siècle cependant, cette économie se transforme puisque l’esclavage est progressivement aboli par la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne mais aussi les Pays-Bas, le Danemark ou, enfin, le Portugal. En pratique, néanmoins, l’esclavage perdure parfois plusieurs décennies après les abolitions.

Pour autant, la violence prend d’autres visages dans les empires dont le fondement demeure l’affirmation d’une supériorité des hommes blancs. L’expansion coloniale du XIXe siècle assoit une domination économique où la suprématie blanche reste un principe. Qu’il s’agisse de guerres de conquête violentes ou de soulèvements indigènes réprimés dans le sang, l’importance de la force militaire est un invariant des sociétés coloniales. Cette force est ultimement aux mains des Européens. Se construit ainsi dans les colonies un modèle de masculinité tout à fait spécifique : guerrier et héroïque, marqué par une mise à l’épreuve du corps et une confrontation à un monde hostile.

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Extrait du Figaro, 27 avril 1887, « Le Dernier survivant du combat de Beni-Mered »

Cette virilité est aussi marquée par le contact avec les femmes indigènes alors même que les Européennes sont très rares aux colonies. Héritières d’un imaginaire ancien sur les femmes esclaves comme sur les femmes orientales, ces indigènes sont souvent perçues comme plus sensuelles. Elles alimentent des fantasmes érotiques où elles s’offrent tout en se dérobant, rejouant finalement dans les rapports sexuels la scène première de la conquête du territoire et de sa domination.

Ainsi, qu’il s’agisse des danseuses des Ouled Naïl algériennes ou des danseuses nautch indiennes, de courtisanes ou de domestiques réduites en esclavage par leurs maîtres locaux, les colonisateurs peinent à saisir les spécificités des sociétés colonisées et contribuent rapidement à diffuser des pratiques plus nettement prostitutionnelles.

Extrait de L’Ère nouvelle, 14 juillet 1925, « La Caporale des Ouled-Naïls »

La virilité coloniale peut aussi s’accompagner de concubinage avec des femmes locales, amorces d’un métissage social et culturel qui survit difficilement à l’arrivée aux colonies, au tournant des deux siècles, de femmes européennes. Dès lors, ces dernières agissent comme des gardiennes de la civilisation blanche qu’elles incarnent parfois avec acharnement.

La présence des Européennes nourrit aussi une peur récurrente aux colonies : celle de leur viol par des hommes indigènes, renvoyés à une sexualité incontrôlée et à un désir de vengeance qui s’accomplirait sur les Européennes. Si, en tant qu’hommes, ils peuvent être perçus comme un danger sexuel, en tant que colonisés, les choses sont plus complexes.

Extrait de La Revue indochinoise, 1er mars 1914, « Avertissement aux Européens sur leurs compagnes indigènes »

À l’occasion des expéditions militaires s’élabore en effet une conception des peuples des empires qui non seulement hiérarchise les « races » auxquelles ils sont censés appartenir mais, en plus, les identifie en fonction de leurs qualités guerrières. Le rapport à la violence devient ainsi un principe d’organisation sociale.

Les hommes issus des « races guerrières » patentées sont incités à entamer des carrières militaires et sont utilisés dans les multiples actions armées qui caractérisent les empires, jusqu’à être engagés dans les deux conflits mondiaux. Si les Britanniques n’ont pas recours à leurs contingents impériaux dans les tranchées européennes, ce n’est pas le cas des Français qui se sont rapidement rendus aux arguments déployés par le général Mangin prônant les vertus de l’emploi de la « force noire ».

Tous les territoires de l’Empire contribuent donc à la guerre, avec un poids particulièrement important des populations d’Afrique occidentale française et d’Afrique du Nord.

Extrait du Matin, 31 août 1907, « Charge impétueuse des goumiers »

La propagande française n’hésite pas à utiliser leur engagement pour effrayer l’ennemi : si les colonisés sont décrits comme de bons soldats, vis-à-vis de la Triplice – la Triple Alliance conclue entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie de la fin du XIXe jusqu’à 1918 – on insiste plutôt sur leur caractère encore sauvage et leur maniement du couteau.

Après la défaite allemande de 1918, lors de l’occupation de la Rhénanie, les Français utilisent une fois encore des troupes coloniales pour leur dimension terrorisante et humiliante : non seulement une partie de l’Allemagne est occupée, mais encore par des soldats africains. Les Allemands en conçoivent une « honte noire » que les crimes sexuels accomplis par les militaires français ne font qu’aggraver. Ils s’en souviennent quand, en 1940, s’installant en occupants en France, ils s’empressent de s’emparer du monument en hommage à l’armée noire érigé à Reims.

C’est encore une armée noire qui est mobilisée par la France libre pour tenter de s’opposer à la toute-puissance nazie en Europe. Partie d’Afrique équatoriale, elle voit ses rangs grossir essentiellement d’apports d’Afrique du Nord, mais ce sont des Blancs qui finalement sont préférés pour rentrer en France, une fois les débarquements réussis en Italie et en Provence. Capables d’utiliser les hommes quelles que soient leurs origines, voire en valorisant leurs aptitudes à la violence, les autorités de la Résistance ne négligent pas pour autant la dimension symbolique de la libération du territoire : on préfère qu’y soient associés un maximum d’hommes blancs.

Extrait de L’Aube, 11 octobre 1944, « Dans les Vosges avec l’armée française »

En Italie, qui plus est, les régiments marocains se sont rendus coupables de viols de masse. Considérées comme un butin de guerre après des opérations militaires particulièrement difficiles et meurtrières, les Italiennes ont pâti d’une violence largement tolérée par le haut commandement, au nom des spécificités des Marocains sous le drapeau français comme du statut ambigu des ressortissants italiens après la capitulation de leur pays.

On retrouve des violences sexuelles sur des populations à la loyauté douteuse lors des luttes d’indépendance qui annoncent la fin des empires. Jamais de campagnes systématiques de viols, bien plutôt des violences à forte connotation sexuelle comme c’est le cas en Algérie, où la France a recours à la pratique massive de la torture contre ceux et celles qu’elle considère comme « suspects ».

Femmes et hommes ne sont pas pour autant considérés à part égale. Les hommes sont renvoyés sans difficulté du côté des insurgés, qu’ils prennent ou non les armes contre les colonisateurs. Leur violence, leur sauvagerie peuvent redevenir des arguments de la répression. Sur les femmes, en revanche, les métropoles européennes ont un regard cette fois plus ambivalent, les appelant à rejoindre la civilisation et la paix incarnées par les colonisateurs. Des programmes d’aide sociale ciblés sont ainsi mis en place en pleine guerre en Algérie, des clubs pour femmes intitulés Progress Among Women sont encouragés au sein des Kikuyu au Kenya, en dépit des liens politiques qui pourraient les rattacher aux insurgés. Il ne s’agit en effet pas seulement de défaire un ennemi mais bien de réaménager les relations entre colonisés et colonisateurs.

La fin des empires laisse ces projets inachevés. C’est désormais dans les métropoles que l’arrivée de migrants originaires des anciens territoires colonisés repose la question des relations entre genre, « race » et violence.

Raphaëlle Branche est historienne, spécialiste des violences en situation coloniale. Elle enseigne à l’Université de Rouen et fait partie du laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe), où cet article est initialement paru.

Pour en savoir plus :

Christelle Taraud, La Prostitution coloniale, Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris, Payot, 2003.

Mrinalini Sinha, Colonial Masculinity : « The Manly Englishman » and the « Effeminate Bengali » in the Late Nineteenth Century, Manchester, Manchester University Press, 1995.

Heather Streets, Martial Races : The Military, Race and Masculinity in British Imperial Culture, 1857-1914, Manchester, Manchester University Press, 2004.