Médecine, races et politique coloniale
Les médecins dits « de brousse », qui exercent dans des postes coloniaux reculés, jouent un rôle particulier dans la mise au jour des catégories ethniques, qui conditionnent à leur tour les politiques coloniales. Dès le milieu du XIXe siècle, les médecins de la Marine et des Colonies chargés par les scientifiques de métropole de mener des recherches sur le corps des populations indigènes ne se contentent pas de répondre aux questionnaires transmis par leurs confrères ou d’envoyer des fragments de corps (pieds, mains, crânes, voire cadavres entiers) pour qu’ils soient analysés en métropole. Ils participent eux-mêmes, par des descriptions minutieuses des anatomies mais aussi des caractères moraux des populations, à la racialisation des Africain.e.s.
S’appuyant sur l’héritage de la physiognomonie, selon laquelle le corps serait le reflet de l’âme, les médecins de terrain tentent en effet de définir les caractéristiques morales des peuples qu’ils côtoient, afin de dresser des portraits détaillés des différentes races africaines. Les résultats obtenus font progressivement apparaître des subdivisions à l’intérieur des grandes races. La « race nègre » comprend ainsi, au Sénégal notamment, les Ouolofs, les Bambaras, les Diolas, les Toucouleurs ou encore les Peuls. Sous la plume des médecins, la race noire apparaît non plus comme un bloc monolithique mais comme un ensemble constitué d’une multiplicité de peuples, présentant des caractéristiques physiques, intellectuelles, morales mais également culturelles propres.
Leurs études contribuent en outre, au cours de la première moitié du XXe siècle, à souligner la part de l’acquis dans l’explication des différences humaines, réduisant ainsi progressivement la part de l’inné et du facteur biologique. En effet, les mœurs et les « techniques du corps », le milieu ou l’alimentation sont de plus en plus pris en compte par les observateurs de terrain pour caractériser chaque peuple. Si la diversité des populations du continent africain est ainsi peu à peu mise en lumière, du fait du contact étroit des médecins avec les sujets indigènes qu’ils étudient et de l’effort d’inventaire des peuples et de leurs coutumes, l’essentialisation demeure ; les stéréotypes auparavant assignés à la race noire dans son ensemble, tels que la paresse, l’hypersexualité, le goût pour la danse ou l’infériorité intellectuelle, sont souvent simplement redistribués entre les ethnies.