L'implantation des grands magasins au Maghreb au début du XXe siècle
Exportation du « commerce français » dans son espace colonial, les grandes enseignes de magasins parisiens se fixent dans les métropoles marocaines, tunisiennes et algériennes à la fin du XIXe siècle. Prospères, certaines sont encore en activité aujourd’hui.
L’installation des grands magasins au Maghreb s’opère selon différentes temporalités liées à l’expansion de l’empire colonial français qui débute en 1830 avec l’occupation de l’Algérie et s’étend avec l’instauration de protectorats en Tunisie (1881), puis au Maroc (1912).
À la fin du XIXe siècle, quelques grands magasins de nouveautés sont ouverts à Alger et à Tunis. Situés au cœur des quartiers transformés par les autorités coloniales, ils s’adressent quasi exclusivement à la clientèle européenne qui y réside. À Alger, à partir des années 1880, des magasins dont les noms sont empruntés à ceux de Paris, Aux Deux Magots, qui fut un magasin avant d’être un café, Le Grand Bon Marché et Au Gagne-Petit, déploient leurs vitrines sous les nouvelles arcades de la rue Bab Azoun, l’artère principale de la Basse-Casbah en partie reconstruite sous le Second Empire.
À Tunis, les magasins de nouveautés s’installent au début du protectorat dans les nouveaux quartiers hors les murs de la médina. Le grand magasin Orosdi-Back, propriété de la maison éponyme qui dispose de magasins dans tout l’Empire ottoman, est situé rue Es-Sadikia (aujourd’hui rue Gamal Abd el-Nasser), à proximité du Marché central et de la Grande poste. Le Magasin Général, succursale de la maison fondée à Marseille par les frères Bortoli, occupe à partir de 1883 les premiers niveaux d’un bel immeuble à arcades de l’avenue de France.
À cette période, les grandes enseignes parisiennes, qui ne disposent pas encore de succursales au Maghreb, sont cependant présentes à travers les publicités diffusées dans la presse locale, tel Le Courrier de Tlemcen, où est promue la vente par correspondance du Bon Marché, du Printemps, de La Samaritaine, de La Ville de Saint-Denis, etc.
Si les rayons des grands magasins de nouveautés d’Alger et Tunis se déploient sur plusieurs étages, les immeubles qui les abritent ne se distinguent pas des constructions environnantes. Il faut attendre les premières décennies du XXe siècle pour voir s’élever à Alger des bâtiments conçus sur le modèle des grands magasins parisiens. Ceux-ci s’installent dans le nouveau quartier européen qui s’est développé le long de la rue d’Isly (aujourd’hui rue Larbi Ben M'hidi), dans le prolongement de la rue Bab-Azoun.
Le grand magasin Aux Galeries de France, propriété de la Société française de Magasins Modernes, ouvert en 1914 est le premier édifice construit spécialement pour abriter ce type d’activité. Il se déploie sur une surface de 3 000 m2, Le Sémaphore algérien salue sa construction qui s’achève « en beauté du plus pur orientalisme ».
En raison du déclenchement de la Première Guerre mondiale et des difficultés d’approvisionnement, seul le rez-de-chaussée est accessible le 13 décembre 1914, jour de l’ouverture officielle, annoncée dans L’Écho d’Alger.
Avec le siège du journal algérois La Dépêche algérienne et la gare PLM d’Oran, il fait partie des rares édifices construits en Algérie par des compagnies privées dans le style néo-mauresque. Rappelons que ce style avait été imposé en Algérie entre 1904 et 1911 dans l’architecture publique par le gouverneur général, Charles Jonnart.
L’architecte parisien Marius Toudoire, architecte du PLM qui a construit dans le même style quelques années plus tôt la gare d’Oran (1905-1910), et, en collaboration avec l’architecte algérois Jules Voinot, la Grande poste d’Alger (1906-1910), conçoit un bâtiment caractéristique des grands magasins de l’époque. Le grand hall central, sur lequel s’ouvrent largement les trois étages d’exposition, est éclairé par trois verrières en forme de dôme. La structure est en ciment armé, système Considère, et la charpente, en métal. Un escalier monumental en bois dessert les coursives également accessibles par ascenseur. Tous les garde-corps des balcons et les menuiseries des cages d’ascenseur sont en bois, largement ouvragés et ornés de motifs orientaux.
À l’extérieur, les grandes baies à arc outrepassé, le luxueux décor de céramique de la travée d’angle et de la frise portant l’inscription « Galeries de France », les menuiseries des remplages et des avant-toits mauresques, donnent à l’édifice un caractère d’exception répondant à l’époque de sa construction à des enjeux de prestige, dans un quartier central et très commercial. Une tour en forme de minaret placée à l’angle du bâtiment et pourvue d’une horloge conforte le statut de signal urbain de l’édifice.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, la société du Bon Marché, l'établissement parisien fondé en 1852 par Aristide Boucicaut qui possédait déjà des enseignes à Vichy, Roubaix, Reims, Biarritz et aussi au Caire, décide l’implantation d’une succursale à Alger. L’emplacement choisi est situé à quelques centaines de mètres seulement des Galeries de France, le long de la rue d’Isly à l’angle de la place Bugeaud (aujourd’hui place de l'Émir-Abdelkader). Conçu en 1919 par deux architectes français installés à Alger, Henri Petit et Georges Garnier, le grand magasin Au Bon Marché est inauguré le 15 octobre 1923. L’Écho d’Alger relate « l’évènement considérable » que constitue l’ouverture du nouveau magasin.
À l’instar des Galeries de France, le bâtiment est organisé autour d’un immense atrium, avec trois niveaux de galeries. La structure est en ciment armé, système Hennebique. Les façades présentent une composition classique avec des grands piliers, sorte d’ordre colossal, qui dégagent de larges baies à tous les niveaux. Une imposante enseigne se détache dans le ciel à l’angle de la toiture terrasse. La société du Bon Marché, dont les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes ne créera pas d’autres succursales au Maghreb. En 1949, la fermeture du magasin d’Alger est annoncée et l’immeuble immédiatement vendu à la découpe.
En 1952, l’architecte algérois Marcel Lathuillière rabaisse la verrière afin de ne plus couvrir que le rez-de-chaussée où sont maintenus des commerces, tandis que le reste de l’immeuble, réhaussé de trois étages, abrite des bureaux.
En 1961, à la veille de l’Indépendance, un nouveau grand magasin Au Bon Marché est cependant inauguré au n° 29 bis de la rue d’Isly, plus proche encore des Galeries de France. L’architecte parisien Pierre Vago, assisté localement de Lucien Pierre Marie, réalise un projet moderniste en ossature métallique. Les halls montant sur plusieurs étages ne sont à cette date plus en cours. L’édifice se compose d’un magasin de trois niveaux sur la totalité du terrain (1765 m2) : sous-sol, rez-de-chaussée et étage et d’un immeuble de bureaux de sept étages au-dessus du magasin en façade sur la rue d'Isly sur 210 m².
Après la Première Guerre mondiale, la Société française de Magasins modernes (propriétaire des Galeries de France) avait quant à elle étendu son réseau de grands magasins sur tout le territoire algérien. Après celle d’Alger, une deuxième succursale est ouverte en 1922 à Sétif. Le bâtiment conçu par l’architecte algérois Georges Vautrin est à atrium avec deux niveaux de galerie. Sa façade, dépourvue de décor, possède la simplicité de l’architecture industrielle. En 1923, une troisième succursale est inaugurée à Oran puis, en 1925, une quatrième à Bône (aujourd’hui Annaba).
Ces deux derniers édifices sont réalisés par l’architecte oranais Émile Cayla, en collaboration, pour celui de Bône, avec l’architecte local Edouard Gonssolin fils. Le bâtiment d’Oran, d’une surface équivalente à celui d’Alger, est aussi organisé autour d'un atrium sur trois niveaux de galeries éclairé par une grande verrière rectangulaire. L’atrium est mis en valeur par le contraste entre la structure rectiligne des poteaux et des planchers et l’ondulation des ferronneries des garde-corps signées, comme celles des rampes d'escalier et de la marquise de la façade principale, par le ferronnier oranais François Balande. La façade principale, de composition simple (façade sans relief, percements réguliers), n’est toutefois pas dénuée de monumentalité avec ses pilastres colossaux et son grand entablement pourvu de l’inscription « Galeries de France », qui supportait aussi des rampes d’éclairages lors de célébrations.
Le bâtiment de Bône s’inscrit dans la même veine architecturale néoclassique que l’auteur d’un article, paru lors de son inauguration dans L'Afrique du Nord illustrée, qualifie de « pur style Louis XVI ».
En Tunisie, au début du XXe siècle, aucun nouveau grand magasin ne semble avoir été construit sur le modèle architectural parisien. Cependant, comme en métropole, on développe de nouvelles attractions commerciales, tel le salon de thé du Magasin Général. Les grandes enseignes Orosdi Back et Magasin Général étendent leurs surfaces de vente en surélevant son immeuble pour le premier, en annexant en 1929 l’immeuble mitoyen du Bon Marché pour le second.
Au Maroc, dès l’instauration du protectorat français en 1912, une société anonyme française, la société Paris-Maroc, dont l’un des objectifs est d’exploiter des grands magasins, est constituée à Casablanca. Elle est une émanation de la Société Paris-France fondée en 1898, qui détenait notamment en métropole la chaîne de magasins Aux Dames des France et Aux Trois quartiers, et dont l’une des filiales n’était autre que la société française de Magasins Modernes, propriétaires des Galeries de France en Algérie !
En 1914, France-Maroc commandite à l’architecte casablancais Hippolyte Delaporte l’immeuble des Magasins Modernes sur la nouvelle place, baptisée place de France, lieu de passage entre l’ancienne médina et le nouveau centre-ville colonial. L’édifice occupe tout un îlot et s’élève sur cinq étages ; il s’impose dans le paysage environnant qui ne compte alors que des constructions d’un ou deux niveaux. La presse s’enthousiasme pour ce nouvel édifice :
« Combien de villes de France envieraient au Maroc ses installations commerciales !
Telle de nos sous-préfectures s’enorgueillirait de présenter à ses visiteurs des Magasins modernes comme ceux qui s'érigent sur la place principale de Casablanca. »
Construit par l’entreprise des frères Perret, il s’affiche comme l’un des premiers bâtiments Art-déco des nouveaux quartiers. Une succursale des Magasins Modernes est ouverte dès 1917 rue des Siaghines à Tanger ; l’enseigne deviendra Monoprix en 1951. L’édifice, dont la façade est publiée en 1922 dans Les Annales coloniales, est également dû à l’architecte Hippolyte Delaporte et s’inscrit dans la même veine Art déco que son immeuble de Casablanca.
En 1920, France-Maroc rachète les Nouvelles Galeries de Rabat et étend son grand magasin de Casablanca. L’annexe est érigée à l’angle des boulevard d’Anfa (aujourd’hui Moulay Hassan I) et rue Chevandier-de-Valdrôme (aujourd’hui Abderrahman Sahraoui). Le bâtiment de deux étages est, à l’instar du bâtiment principal, dessiné par Delaporte et construit par l’entreprise des frères Perret.
Au début des années 1930, les Magasins Modernes du Maroc abritent aussi les Galeries Lafayette dont l’enseigne est alors bien implantée au Maghreb. La série de cartes postales éditée par les Galeries Lafayette en 1931, à l’occasion de l’exposition coloniale à Paris, qui rend compte de ses implantations dans les colonies françaises, fait état de douze magasins au Maroc et quinze répartis entre l’Algérie et la Tunisie.
Aujourd’hui, plusieurs anciens grands magasins sont devenus des institutions culturelles de premier plan. À Alger, les anciennes Galeries de France, renommées Galeries Algériennes après l’indépendance en 1962, et gérées par une société publique jusqu’à la fin des années 1980, abritent aujourd’hui le Musée public national d’art moderne & contemporain (MAMA). L’édifice, classé Monument Historique en 2008, a été entièrement réhabilité par l’architecte algérois Halim Faïdi. À Oran, l’ancien bâtiment réaménagé par les architectes associés Nadir Tazdait et Pascale Langrand, est depuis 2017 le Musée d'art moderne et contemporain (MAMO).
Au Maroc, les Magasins Modernes de Casablanca ont été démolis pour étendre la place des Nations-Unies. Le bâtiment de Tanger qui abrite toujours des commerces a été largement remanié ; un décor oriental en terre cuite recouvre sa façade Art déco.
Seul le Magasin Général de Tunis, demeuré propriété de la société Bortoli frères et Cie jusqu’à l’indépendance en 1956 puis d’une société à capitaux tunisiens ensuite, perdure sous la même enseigne et dans les même locaux jusqu’à aujourd’hui.