Chronique

Grande Guerre et Révolution Russe : une « révolution » des femmes, pour les femmes ?

le 08/11/2019 par Nicolas Offenstadt
le 18/07/2018 par Nicolas Offenstadt - modifié le 08/11/2019
Journée internationale de la femme célébrée à Petrograd en 1917, au début de la révolution de février - Source Wikicommons

1917, la Russie débute sa révolution le jour de la célébration de la Journée internationale des Femmes. À la fin de la guerre, dans les plus hautes sphères politiques d'un pays en pleine guerre civile, des femmes participent à l'élaboration d'un nouvel équilibre mondial - et attisent l'intérêt de la presse française -, chronique par l'historien Nicolas Offenstadt.

« 1918, un monde en révolutions », a-t-on choisi comme titre de la série d’émissions de cet été 2018 sur France Inter, que les chroniques de RetroNews accompagnent. Dans quelle mesure le terme « révolution » peut-il s’appliquer à la place des femmes dans les sociétés de la fin de la guerre ? Le droit de vote obtenu dans de nombreux pays sous différentes modalités (Allemagne, Angleterre, Autriche, Russie, Arménie...) en serait-il une marque ?

À voir la Russie rouge, on ne peut que constater la promotion de femmes dans des fonctions de premier plan, sans même évoquer leur rôle dans le déclenchement des révolutions. L’exemple le plus frappant en est Alexandra Kollontaï (1872-1952). Cette intellectuelle, militante de la première heure, exilée après la Révolution de 1905, est une des grandes figures du bolchévisme, comme le souligne L’Humanité socialiste en 1919 :

 

« [...] La Kollontaï est l'une des figures les plus importantes de la Révolution russe. [...] À l'origine de la Révolution, elle avait largement contribué à développer l'indiscipline dans les troupes russes et à faire naître l'ardente volonté de paix qui a conduit les bolcheviks au pouvoir [...] ; elle accepta même, en 1918, de partir en Europe avec Kamenev pour exposer aux socialistes anglais et français le point de vue bolchéviste sur la question de la paix. [...]

Rien d'étonnant à ce que le gouvernement des Soviets lui ait confié cette importante mission. Contrainte à l'exil sous l'ancien régime, comme la plupart des militants russes, elle a dû faire de longs séjours hors de Russie. Elle parle certainement avec aisance et souplesse aux étrangers. »

Surtout, elle devient la première femme ministre de l’histoire en s’occupant sous Lénine des affaires sociales et de la santé, participant à l’élaboration d’une législation progressiste en la matière. Après s’être éloignée des choix de Lénine lors de la paix de Brest-Litovsk, elle occupera différents postes diplomatiques. 

Lors de ces mêmes discussions de Brest-Litovsk avec les puissances centrales (décembre 1917-mars 1918), cruciales pour le pouvoir bolchévique [1], une des délégués russes est une militante socialiste-révolutionnaire : Anastasia Bizenko (Bitsenko 1875-1938), qui fut déportée en Sibérie à la suite d’un attentat au début du siècle. Le Journal des débats politiques et littéraires insiste dès les premières lignes sur cette présence féminime exceptionnelle :

 

« "Altesses ! Madame ! Messieurs !" C'est ainsi que Mme M. A. Bizenko, déléguée maximaliste, fut saluée par le ministre des affaires étrangères d'Allemagne immédiatement après le prince Léopold de Bavière et l'ancien grand-vizir Hakki Pacha. La comédie va reprendre. »

 

C’est aussi une des premières fois dans l’histoire contemporaine qu’une femme occupe une telle fonction dans une conférence internationale. Ainsi les femmes peuvent investir le champ si masculin de la Diplomatie. C’est la petite République d’Arménie (1918-1920), issue du démantèlement de l’Empire des Tsars et gouvernée par les Dashnaks, de tendance socialiste, qui nomme une femme, une intellectuelle, ambassadrice au Japon, Diana Abgar (Abkar, 1859-1937). C’est là encore une grande nouveauté (1920). Quelques années après, Kollontaï devient représentante de l’URSS en Norvège avant d’occuper d’autres postes diplomatiques. Voici « l’Ambassadrice des Soviets », suscitant l’indignation à la fois genrée et anticommuniste de la presse conservatrice :

 

« Mme Kollontaï a dû être une fort belle femme. Elle a conservé un teint frais, des yeux doux et vifs, un petit nez, un ovale à peine alourdi, une voix suave [...]. On comprend que naguère encore tant d'existences masculines - dont celle du ministre, l'aspirant Kryslenko - aient voulu vivre en satellites de ce bel astre carminé... Mais surtout l'ambassadrice est femme et sait s'habiller.

[...] L'ambassadrice sort pour de nouveaux discours sur le terre-plein où sont massés sous la pluie, près de feux de la Saint-Jean - Pardon ! de la Saint-Lénine - les scouts rouges et les camarades du dehors. [...] Vous avez bien senti, n'est-ce pas, au cours de ce récit, à quel point les Soviets ont bouleversé la nature humaine, comment ils ont supprimé la hiérarchie, le capital, l'armée, la diplomatie, les toilettes, le protocole, les toasts... Ah ! »

Dans quelles mesures ces destins sont-ils emblématiques ? À vrai dire, comme le souligne Alain Blum, les femmes sont très peu présentes dans les organes dirigeants du mouvement bolchévik et peu aussi à l’Assemblée constituante [2]. Plus généralement la question d’une guerre « émancipatrice » fait encore débattre les historiens et la réponse dépend en partie de la focale choisie. Assurément, pendant la guerre, les femmes ont accompli des tâches traditionnellement masculines, assurément elles ont acquis des droits politiques plus importants, assurément encore certaines modes comme celle de « La Garçonne » évoquent une distance avec les codes féminins traditionnels.

        Ces évolutions ne sont pas d’une pièce : le travail féminin était déjà en croissance avant 1914, et dès la guerre finie de nombreuses femmes retournent à leurs occupations antérieures. La féminisation du travail est limitée et dépend des professions. Par ailleurs de nombreux droits leur sont refusés (en France, le droit de vote ne date que de 1944-1945, il y a peu d’acquis aussi en matière de droit civil) et surtout les formes d’émancipation des rôles traditionnels sont souvent socialement et quantitativement restreintes.

 

Nicolas Offenstadt, historien, maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la Grande Guerre.

 

Tout l'été, Nicolas Offenstadt interroge l'histoire mondiale née en 1918 sur France Inter et RetroNews. Écoutez l'émission 1918. La Russie en révolutions : le pain et la paix pour un autre éclairage sur la Révolution russe.

 

[1] C’est le thème de notre chronique « Le point de vue l’Historien » qui accompagne la série dans La Croix de ce samedi 21 juillet 2018.

[2] A. Blum, « En trompe-l’oeil. La part des femmes », in Ajam, Carole, Blum, Alain, Coeuré Sophie, Dullin Sophie (dir.), Et 1917 devient Révolution..., Paris, Seul/BDIC, 2017, p. 41-42.

 


En partenariat avec France Inter, le journal La Croix et la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale

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