Chronique

Dans l'océan Arctique, un bateau russe au secours de « l’Italia »

le 14/10/2022 par Rachel Mazuy
le 10/10/2022 par Rachel Mazuy - modifié le 14/10/2022
Les réchappés de « l’Italia » à bord du Krassine soviétique, Excelsior, 1928 - source : RetroNews-BnF
Les réchappés de « l’Italia » à bord du Krassine soviétique, Excelsior, 1928 - source : RetroNews-BnF

Lorsqu’un dirigeable de l'Italie fasciste s’échoue dans l’immensité du Pôle Nord, l’Europe entière est en alerte. Après plusieurs semaines de recherche, surprise : c’est un brise-glace de la jeune Russie communiste, adversaire déclarée de Mussolini, qui tire les survivants d’affaire.

Le brise-glace Krassine est construit en 1916-1917 sur un chantier naval britannique pour le compte de l'armée impériale russe. Baptisé au départ Sviatogor, du nom d'un chevalier légendaire, il est renommé en 1927, en hommage à Léonid Krassine, un vieux bolchevik mort deux ans auparavant. Au sortir de la guerre civile, il fait partie des rares vaisseaux sur lesquels peut compter la jeune République des Soviets. 

Il se voit dès lors confier des missions d'exploration et de sauvetage en mer, en particulier sur la route maritime du Nord, au large du cercle polaire. Parmi toutes les opérations de sauvetage qu'il a effectuées, la plus célèbre et la plus mythifiée est sans aucun doute celle du sauvetage de L'Italia en 1928. 

Plusieurs centaines d'articles vont alors relater cette page de l'histoire de l'exploration des pôles et cet exploit soviétique dans un climat où domine pourtant un anticommunisme virulent.

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Le dirigeable italien a été construit par l'un des pionniers de l'aviation dans l'Arctique, l'ingénieur aéronautique italien Umberto Nobile. Il le commande après Le Norge, qui le premier a survolé le pôle Nord en 1926. D'abord béni par l'archevêque de la ville, il part de Milan pour une seconde expédition polaire le 15 avril 1928. La conquête des pôles par les airs sert en effet à l’ Etat fasciste à affirmer sa puissance. L’Action Française du 12 avril retranscrit le communiqué de presse fasciste :

« Fils du génie italien, animé par la force d'une civilisation plusieurs fois millénaire, béni par Dieu, protégé par la croix du Christ, par le Tricolore et par le Faisceau du licteur romain, le dirigeable Italia, commandé par Humberto Nobile, celui-là même qui, avec le Norge, frère de l'Italia, brisa le dernier grand mystère de l’Arctique, apporte aux régions hyperboréennes l'écho vibrant de la nouvelle vie italienne. »

Il s'agit, avant même les accords du Latran, « de planter la croix papale et le drapeau fasciste au pôle Nord ». (L'Humanité, 14 juillet). Certains craignent d'ailleurs que l'Italie envisage d'annexer des possessions en Arctique.

Pourtant, le 18, l'appareil est d'abord bloqué à cause d'avaries « qui sont plus graves qu'on ne l'avait cru ». Le 15 mai, il décolle cependant de l'île du Spitzberg. Ses vols sont largement couverts par la presse, photographies à l'appui. Mais, le 23 mai, lors du troisième, la mascotte de Nobile, Titina, n'empêche pas le dirigeable de s'écraser sur la banquise à cause de vents violents.

Le 26 mai, on est toujours sans nouvelles. Suivent plusieurs jours d'articles contradictoires. Est-il « en dérive ou en perdition ? ». 

Le 26, Oslo a pourtant reçu un SOS du bateau. À la demande du gouvernement norvégien, l'explorateur Amundsen, qui est aussi général des Forces aériennes, déclare vouloir partir immédiatement à son secours.

Fin mai, la France annonce que Le Pourquoi-pas commandé par Charcot, va appareiller le 5 juin, dès qu'il sera réparé. À la même date, Moscou entre aussi dans la danse des missions de secours internationales.

Le gouvernement italien refuse tout d'abord l'aide norvégienne, française et allemande. Malgré tout, la France soutient le départ d'un équipage d'un hydravion commandé par l'aviateur Guilbaud, qui est rejoint par Amundsen à Bergen. Les deux hommes, comme Nobile, ont en effet participé à l'équipage du Norge. Malheureusement, ce sauvetage a une fin tragique.

Le 9 septembre, après des semaines de recherches menées notamment par un croiseur français, un vapeur norvégien, et Le Krassine, c'est un service religieux sans les corps qui se tient à Tromsöe. Mais, pour l'équipage soviétique, leur souvenir « survivra comme un grand exemple pour les générations futures ».

Nobile (qui aurait demandé au pilote à passer en dernier), est le premier à être ramené sain et sauf dès la fin juin, par un pilote suédois qui échoue cependant à sauver ses compagnons.

Du côté de l’URSS, le brise-glace Krassine, équipé d'un hydravion, n'est pas le seul bateau à être mobilisé. Mais c'est son équipage et ses pilotes, « vainqueurs de la banquise », qui vont réussir l'exploit de sauver ceux qui restent encore vivants en juillet. Parti à la mi-juin d'Arkhangelsk, après Mariano et Zappi le 13 juillet, il recueille en effet les groupes Viglieri et Sora le 14.

Même les journaux de droite tels que Le Figaro ne tarissent pas d'éloges. En 1931, Charcot ira jusqu’à préfacer le témoignage du capitaine Samoïlovitch publié par les éditions géographiques maritimes et coloniales !

En juillet 1928, l'écrivain communiste Paul Vaillant-Couturier peut écrire  :

« En Italie on enferme et on torture à mort ceux qui osent se réclamer du peuple qui vient de sauver l'expédition italienne. 

Dans la catastrophe du Pôle, les Soviets n'ont voulu voir que des hommes. Et leurs équipages communistes se sont jetés d'un cœur, d'autant plus grand à leur secours que les abandonnés avaient été victimes de la folie fasciste de leur Duce. […]

Ce n'est pas par hasard qu'une expédition soviétique seule a réussi là où tous avaient échoué. La Révolution est un tout. […] A la face du monde bourgeois, les barbares bolcheviks viennent d'avoir une belle revanche. Le prolétariat français tout entier leur apporte son salut. »

Du côté fasciste, après ce double fiasco, une enquête est lancée en Italie. Accusé d'avoir abandonné ses hommes par le gouvernement italien, et plus exactement par le général Balbo qui le déteste, Nobile finit par partir pour Moscou en 1931, d'abord pour retrouver les traces de six membres de l'équipage de l'Italia, puis comme conseiller technique. S'il part finalement pour les États-Unis en 1936, il sera élu député communiste en 1946, après son retour en Italie.

En France, ce sont donc bien sûr surtout les communistes qui vont exalter cet exploit. Les sauvetages, filmés par deux opérateurs embarqués sur le bateau, sont montés à Moscou (Petit Provençal, 12 août). Début septembre, L'Humanité détaille les souffrances et la joie des rescapés de la banquise. En octobre, Rieder (qui n’est pas communiste) publie le livre de Maurice Parijanine, qui a accompagné une partie de l’expédition de sauvetage. Le film Le Krassine est d'abord présenté à Oslo puis à Berlin (Comœdia, 4 janvier 1929). En mars 1929, la jeune association des Amis de l'Union soviétique (AUS) reçoit les héros soviétiques salle Pleyel. En juillet, elle organise une tournée de séances privées avec le « véritable film » permettant « d'admirer pendant près de deux heures la lutte héroïque que soutinrent les compagnons de Samoïlovitch et de Tchouknovsky à travers les glaces et la tempête »…

Le Krassine et son équipage sont bien sûr aussi héroïsés en URSS. En France, en dépit des premières louanges, l'anticommunisme reprend vite le dessus. En effet, avant de rentrer à Léningrad sous les vivas de plus cent mille personnes début octobre 1928, le Krassine en a profité pour mener à bien une expédition d’exploration dans la région du Spitzberg (Excelsior, 23 septembre 1928). Fin septembre, des quotidiens s’inquiètent ! Pour le correspondant du Daily Mail à Oslo, Le Krassine aurait annexé la Terre François-Joseph (L’Œuvre, 30 septembre 1928), alors que selon un accord international secret « tout terrain abandonné à la surface du globe appartient à l’Angleterre » (L’Ouest-Eclair, 5 octobre 1928) ! Mais l’affaire semble finalement en rester là. Selon les propos de Samoïlovitch rapportés par l’Agence Tass, le drapeau rouge planté dans ces terres australes n’aurait conduit qu’à des découvertes géologiques.

Le brise-glace existe toujours. C'est aujourd'hui devenu un navire musée, restauré dans les années 1980, qui mouille dans la rade de Saint-Pétersbourg…

Publications d'époque sur le sujet :

R. Samoïlovitch, préface du commandant Charcot, SOS dans l’Arctique : le Krassine au secours de l’Italia, Éditions géographiques maritimes et coloniales, 1931

Maurice Parijanine, Un drame polaire : le Krassine au secours de l’Italia. Éditions Rieder, 1928 

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Sciences Po et chercheure associée à l'Institut d'histoire du temps présent.