L’arrivée de Franco à Madrid, par Joseph Kessel
Fin février 1939, après trois ans de guerre civile, Madrid s’apprête à tomber sous l’avancée franquiste. Kessel, grand reporter à Paris-Soir, s’embarque à bord d’un des derniers bateaux pour l’Espagne.
En cette fin février 1939, le territoire républicain espagnol est un camp assiégé. Un blocus par terre, mer et air interdit toute communication normale. La dernière ligne régulière d’Air France est interrompue. Cela n’entame pas la détermination de Joseph Kessel, grand reporter à Paris-Soir, de rejoindre Madrid avant l’arrivée des troupes franquistes.
« Je me demandais par quel moyen joindre la capitale d'Espagne, dans ces jours, enjeu suprême de la guerre, lorsque je pensai aux bateaux de guerre qui ravitaillent les colonies françaises à Madrid, Valence, Alicante, Carthagène et qui portent le courrier officiel aux consulats.
Le ministère de la Marine m'ayant accordé l'autorisation de m'embarquer, je me trouvai mardi, par un après-midi mêlé de soleil, de nuages et de mistral, à bord du “Fortune”, qui appareillait en rade de Toulon. »
« J’ai pris le dernier chemin de Madrid avec ceux du torpilleur Fortune », titre-t-il son premier article le 24 février. Lorsqu’il embarque, le capitaine de frégate le prévient : « Nous ne devons pas être à Gandia avant jeudi matin. J'ai prévenu, à Palma de Majorque, l'amiral Moreno, chef de la flotte nationaliste, pour que ce jour on ne nous bombarde pas pendant que nous débarquerons les vivres. »
Pendant les longues heures à bord, Kessel en profite pour discuter avec l’équipage.
« Mission de surveillance, mission de secours, mission de ravitaillement.
De jeunes voix ont retracé pour moi leur cycle dans le petit carré du torpilleur, tandis que la houle dure, profonde, levée par le mistral, faisait tressaillir les verres.
On m'a raconté les attaques aériennes ou les torpillages, l'embarquement de réfugiés aux yeux vides de toute expression.
On m'a raconté comment, du torpilleur, on put suivre l'exode de Barcelone par la côte, comment un avion italien jeta ses bombes si près du bâtiment français qu'il faillit provoquer un tir de défense aérienne du Fortune. »
Lorsqu’il débarque à Gandia, au sud de Valence, le reporter constate les ravages des bombardements.
« Mais c'est en accostant que je pus me rendre vraiment compte de leurs effets. Un cyclone impitoyable semblait avoir soufflé sur les bâtiments, dans le port minuscule.
Une grêle métallique avait tout dévasté, rompu, traversé. La jetée même était tordue. […]
– Où allez-vous ? me demanda un policier qui timbrait mon passeport.
– À Valence d'abord, puis à Madrid.
– À Madrid ! dit l'homme. Alors bonne chance. »
Quatre jours plus tard, à Valence, Joseph Kessel assiste au pilonnage de la ville, « frontière occidentale du réduit républicain ».
« Messagers anticipés, les avions dévastateurs passent et repassent sur le port et la ville. Ils venaient certes auparavant mais aujourd’hui, les escadrilles qui, il y a quelques semaines encore avaient pour objectif Barcelone et la côte catalane sont venues s'ajouter à celles qui bombardaient la côte du Levant. Et celles du front apportent également un terrible appoint au déluge de feu.
De terre et de mer, jour et nuit, d’Almeria à Valence, les grands trimoteurs déchargent leur cargaison de mort et d’épouvante. L’aviation redouble de coups, les cités s'effondrent, s’émiettent.
Et Carthagène flambe. Et Almeria tombe morceau par morceau. »
Ces bombardements, ajoutés à l’avancée inexorable des nationalistes dans tout le pays, ont tué l’espoir chez les résistants de Valence. Une seule obsession : fuir.
Mais Valence est prise en étau. Contrairement à la Catalogne où l’on pouvait traverser la frontière française, la région de Valence est une souricière. « Ici, trois côtés du quadrilatère sont tenus par le général Franco. Et le quatrième est fermé par la Méditerranée. »
« Combien de temps l'accès jusqu'aux ports sera-t-il libre encore ?
Pour partir, il faut faire vite. Mais pour partir, tant de choses sont nécessaires. L’autorisation du pouvoir civil et celles – plus difficiles – des autorités militaires.
Le visa d’un consulat. Les moyens de transport, si rares, si précaires, si réduits dans les ports bombardés.
Mais l'instinct de la conservation est plus fort que tous les obstacles. On fait jouer les relations, les influences, la pitié. On obtient les papiers, on achète les passages. On rembarque clandestinement. »
Kessel continue sa route vers Madrid. Le 28 février, installé au Ritz, « un frigidaire aux interminables couloirs obscurs », puisqu’il n’y a pas de chauffage et peu d’électricité, le grand reporter constate avec tristesse : « À Madrid, l’espoir est mort. »
Les habitants se battent contre le manque de charbon et de bois et subissent le rationnement. Le troc est devenu la règle ; plus personne ne veut de billets de banque, préférant quelques légumes, des aiguilles, un morceau de savon.
« Mais ce n'est pas l'accroissement de la misère et de la souffrance qui frappe surtout le voyageur qui, après trois mois d'absence, revient à Madrid. C'est l'affaissement moral de la population.
Il y avait chez elle, en novembre, et malgré la demi-famine et les bombardements, une gaité, un élan que l'on ne retrouve plus. Elle plaisantait, elle riait, elle était vivante, ardente. Elle croyait encore.
Vingt-quatre mois de guerre et de privations sans nom n'avaient pas réussi à ébrécher son admirable et joyeux stoïcisme. Et je ne crois pas qu'il ait cédé simplement à cause des difficultés matérielles qui accablent cette population chaque jour davantage. C'est la chute de la Catalogne qui, en l'occurrence, a joué d'une façon décisive.
Les proclamations héroïques, les articles rassurants, la raréfaction des nouvelles de l'étranger n'ont pas réussi à tromper l'instinct populaire. Il a senti quelle devait être fatalement l'issue de la lutte. Il a perdu la foi.
Aussitôt, ce que l'on supportait avec bonne humeur, avec défi, a pris un poids écrasant. »
Aux bombardements, au rationnement, à la perte de la Catalogne s’ajoute un autre danger, plus sournois, dans la nuit madrilène.
« Mais un autre péril apparut, plus sourd, plus secret et qui tient à ses entrailles. Les hommes de la “cinquième colonne” commencèrent à se manifester.
Tous ceux qui haïssent le régime, tous ceux qui, depuis trente mois, attendent le général Franco avec impatience et dont certains vivent cachés dans les caves, dans des appartements clandestins, tous ceux-là, renseignés mystérieusement sur la marche des événements, sont pris d'une impatience farouche.
On trouve souvent, à l'aube tardive, des passants criblés de balles et des ouvriers dont la tête est fracassée à coups de marteau. »
Le reporter reste plusieurs jours à sillonner les rues de la capitale espagnole, interrogeant les habitants, rencontrant le général Miaja, chef des forces de défense de Madrid, cherchant partout l’insaisissable président Juan Negrin.
Le 1er mars, il semble que le printemps arrive à Madrid. « L'air est tiède, fluide, nourri de cette puissance qui précipite doucement les battements du cœur. » Mais Kessel semble désespéré.
« Tout me semble en lui vide, creux, en porte-à-faux. C'est que je sors de l'ancienne ambassade de France que régit, maintenant, le consul général, homme d'une jeunesse, d'une activité et d'une décision rares.
C'est que je viens d'entendre, transmises par la radio, des nouvelles que ce peuple ignore et qui concernent pourtant sa vie même, dans les jours les plus proches.
La reconnaissance du général Franco par l'Angleterre et la France. »
C’est le coup de grâce pour la République espagnole, tandis que les Madrilènes attendent encore une « intervention amicale de Londres et de Paris ».
« Alors, comment réagiront-ils ? Sur qui se portera la fureur de leur désillusion et de leur détresse ?
Mais, après trente mois de faim, de peine, d'élans avortés, de mort violente et de mort lente, est-il encore capable d'un sursaut, ce peuple qui fut si prompt à la passion, si ardent au combat, si dur à la résistance et si brusque en sa frénésie ?
On peut se le demander, en regardant, anémiée, épuisée, insensible à tout ce qui n'est pas sa pauvre béatitude immédiate, la foule madrilène se laisser engourdir par le premier soleil de printemps. »
Au Ritz, Joseph Kessel retrouve des amis espagnols, un jeune ouvrier, un journaliste, un capitaine et un haut fonctionnaire. « La guerre, nous ne pouvons pas la perdre », lui affirme l’ouvrier, pendant que le journaliste imagine enfiler un maillot de coureur de fond pour s’échapper (« Ainsi je gagnerai la côte sans attirer l’attention. ») et que le capitaine rêve d’une île déserte sans avion.
Le haut fonctionnaire attend le départ des trois autres pour s’adresser au reporter français.
« “Allez-vous-en. Quoi qu'il arrive ici, vous ne pourrez rien dire.
La censure, la nôtre et celle de Franco, épluche les virgules. Et ce qui va se passer ne relèvera plus du journalisme, mais de la pathologie.
Allez-vous-en. Allez répéter en France ce que vous venez d'entendre. Cela pourra peut-être servir à faire modérer les représailles. C'est le devoir élémentaire de celui qui, de près ou de loin, a été le témoin de notre tragédie.
Allez-vous-en et faites vite. Les routes déjà ne sont plus sûres.”
J'ai suivi ce conseil impérieux.
J'ai quitté Madrid hier, à la nuit. »
23 jours plus tard, le 26 mars 1939, Madrid tombe définitivement aux mains des armées nationalistes.
Le 1er avril, le général Francisco Franco fait diffuser depuis Burgos un communiqué de victoire, signifiant que la guerre d’Espagne est officiellement terminée.