Écho de presse

Petite histoire de la première minute de silence

le 10/11/2023 par Michèle Pedinielli
le 16/10/2018 par Michèle Pedinielli - modifié le 10/11/2023
La minute de silence sur la tombe du Poilu Inconnu, un an après la première minute de silence en France, Agence Meurisse, 1923 - source : Gallica-BnF
La minute de silence sur la tombe du Poilu Inconnu, un an après la première minute de silence en France, Agence Meurisse, 1923 - source : Gallica-BnF

À la onzième heure du onzième jour du onzième mois de l’année 1919, la Grande-Bretagne se fige pendant deux minutes pour commémorer aux morts et aux survivants de la Première Guerre mondiale. Trois ans plus tard, cette forme d'hommage arrive en France.

Comment rendre dignement hommage aux millions de victimes et aux survivants de la Première Guerre mondiale ? Le Royaume-Uni s’est posé la question pour célébrer le premier anniversaire de l’armistice en 1919. La réponse arrive sous la forme d’un moment de silence qui doit être absolu et total dans tout le pays.

« On annonce que le roi d'Angleterre, pour célébrer dignement l'anniversaire de l'armistice, va demander à son peuple d'observer, “à la onzième heure du onzième jour du onzième mois” de cette année, un silence de deux minutes ;

silence non seulement des voix, mais même des roues, des pistons et des tuyaux de vapeur, puisque les voitures, les machines industrielles, les trains, les bateaux s'arrêteront pendant ces deux minutes ;

pause unanime et solennelle de toute une nation : aucun bruit ne l'empêchera de se recueillir et de méditer sur ses deuils et sur son triomphe. »

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La presse française s’interroge. Sera-t-il possible aux Anglais de passer des manifestations de joie provoquées lors de l’armistice de 1918 à un recueillement profond un an plus tard ?

« Cet avis surprendra, sans doute, beaucoup de Français, surtout ceux qui se rappellent avec quelle exubérance et quel tintamarre de cris, de chants et de musiques diverses les soldats britanniques accueillirent les bonnes nouvelles de la guerre et spécialement l'annonce de l'armistice.

Les journaux anglais d'alors nous ont appris qu'à Londres et dans les principales villes du Royaume-Uni, il avait été impossible aux habitants de fermer l'œil pendant une semaine, tant la joie déterminée par cet heureux événement était bruyante. »

Cette manifestation silencieuse n’est toutefois pas une première. En 1912, les sénateurs portugais rendaient ainsi hommage au baron de Rio Branco, diplomate et ministre des Affaires étrangères brésilien. Pendant dix minutes, le Sénat se taisait.

« À la séance du Sénat, le président fait l’éloge du baron de Rio Branco, ministre des Affaires étrangères du Brésil, décédé à Rio-de-Janeiro.

Le président propose aux sénateurs d’observer un silence complet pendant dix minutes, à leurs places, en signe de deuil et de manifestation de respect. Il en est ainsi ordonné. »

Selon le Journal des débats politiques et littéraires, le silence possède un fondement philosophique plus puissant que n’importe quel vacarme : « le bruit, quelque fort qu'il puisse être, est nécessairement limité, et l'on peut toujours imaginer des sons encore plus puissants ; au contraire, le silence du 11 novembre sera total, absolu ; les Anglais se tairont “à la limite du silence”, comme diraient les conteurs des Mille et une Nuits ».

Ce 11 novembre 1919, le président Raymond Poincaré se rend en Angleterre afin d’observer ces deux minutes de silence à la onzième heure. Mais en France, on a du mal à imaginer pareil hommage dans l’Hexagone.

Comment marquer de manière significative cet hommage aux morts de la Grande guerre ? Pourquoi pas avec des cloches, emblème populaire parfait selon le rédacteur du Journal des débats politiques et littéraires ?

« En tout cas, comme l'absence de bruit ne semble pas devoir prendre une signification joyeuse chez nous, pourquoi ne remplacerait-on pas, ainsi que nous le suggérait récemment un de nos abonnés, les deux minutes de silence par deux minutes de sonneries de cloches ?

Pendant des siècles, les cloches ont été la seule voix du peuple ; elles ont marqué les graves événements de la vie privée et ceux de la vie publique : baptêmes, mariages, funérailles, incendies, victoires ; elles ont exprimé les joies de la nation comme ses craintes ou ses deuils.

L'année dernière, elle annonçaient aux Parisiens la fin des alertes de gothas. Nous souhaitons que mardi prochain, à onze heures, on sonne à toute volée toutes les cloches de France. »

Mais trois ans plus tard, en 1922, c’est bien le silence qui sera requis pour l’hommage du 11 novembre. Le gouvernement français a réduit à une minute le temps de recueillement. À Paris, elle sera annoncée par un roulement de tambour et une salve d’artillerie sur les quais de la Seine afin que tout le monde se recueille au même moment.

Mais ce premier silence imposé ne se déroule pas comme prévu.

« La minute de silence commençait. Malheureusement, il y eut un quiproquo fâcheux.

On entendit des commandements, ce ne fut ni le silence ni l’immobilité. Mais M. Poincaré avait vu se produire cet incident. Il fit venir le chef de la police municipale et donna l’ordre de recommencer la minute de silence, ce qui fût fait sans désordre, cette fois. Seul, le bruit lointain de la grande ville, montait vers nous.

Sur les Champs-Élysées et dans les avenues environnantes, la circulation s'arrêta net et pendant 60 secondes, il sembla que la vie avait positivement cessé par miracle. À 11 heures et une minute, la sonnerie “fermez le ban” retentit et deux salves d’artillerie, tirées sur les bords de la Seine, firent frémir le sol.

Puis les cloches de toutes les églises se mirent à sonner. »

L’événement est épinglé dès le lendemain par Le Populaire, journal socialiste et pacifiste, qui se gausse de cette première initiative ratée.

« Sur la proposition d'on ne sait quel spirituel personnage, à moins que ce soit sur celle d'un journaliste à court de copie, il avait été décidé qu'à onze heures chacun observerait une minute de silence. Sans doute pour bien se pénétrer des joies patriotiques que nous réserve la prochaine dernière.

Mais les feuilles nationalistes, hier soir, ont dû convenir elles-mêmes que cette partie du programme avait été loupée. À l'Étoile on fit ouvrir le ban par les clairons, mais pendant la minute qui devait être de silence, on entendit des commandements ! Alors M. Poincaré fit recommencer l'opération, mais cette fois ce fut le bruit de la ville qui troubla l'auguste silence.

Dans Paris d'ailleurs, personne ne s'aperçut de la fameuse consigne. Mais nous, affirme un journal nationaliste, “partout tous ceux qui ont su qu'il était onze heures se sont tus d'abord machinalement. Et puis se sont émus.”

Il y avait vraiment de quoi ! »

La minute de silence national finira comme on le sait par s’imposer en France lors de chaque commémoration de l’armistice de 1918, puis s’affirmera au cours du XXe siècle comme un signe d’hommage plus général à la mémoire d’un personnage ou d’un événement.

Pour en savoir plus :

Ruth Solski, Pourquoi nous portons le coquelicot, S&S Learning Materials, 1987