L’histoire du chevalier d’Éon, espion de Louis XV transformiste
Avocat au parlement, capitaine de dragons, ambassadeur, ministre plénipotentiaire, correspondant et agent secret de Louis XV, le chevalier d’Éon n’a cessé d’entretenir l’ambiguïté en se travestissant en femme. Jusqu’à devenir prisonnier de son personnage.
« De par le roi, il est ordonné à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont de quitter l'habit uniforme de dragon qu'il a coutume de porter, et de reprendre les habillements de son sexe, avec défense de paraître dans le royaume sous d'autres habillements que ceux convenables aux femmes. »
Cette ordonnance du 27 août 1777 signée du roi Louis XVI, et restituée un siècle plus tard dans le Journal officiel de la République montre à elle seule l’ambiguïté au centre de la vie du chevalier d’Éon : il lui est demandé de retirer l’uniforme qu’il a l’habitude de porter pour reprendre des vêtements de femme, appropriés à son genre.
C’est à croire que Louis XVI ne connaît pas vraiment celui que l’on a longtemps appelé la « chevalière d’Éon », militaire, diplomate et espion de son grand-père et prédécesseur Louis XV. Il faut dire que d’Éon de Beaumont a cultivé l’équivoque toute sa vie.
Né en 1728, le jeune et brillant avocat est devenu un proche du prince de Conti – cousin de Louis XV. Celui-ci le fait entrer au Secret du Roi, premier service d’espionnage créé en France. La première mission qui lui est confiée en 1755 est déterminante pour la suite de son histoire : convaincre la tsarine Elisabeth de se rallier à la France.
Pour approcher la souveraine, c’est une certaine Lia de Beaumont qui se présente à Saint-Pétersbourg, présentée par le vice-chancelier de Russie.
« C’est à lui qu'est adressée et recommandée mademoiselle de Beaumont avec ses pleins pouvoirs cousus dans son corset, une lettre explicative cachée entre les semelles d'un soulier mignon, et un poulet de Louis XV à l'autocratrice expédié sous le veau mystérieux d'un Montesquieu doré sur tranches.
Elisabeth trouva l'expédient digne de son bien-aimé frère Louis XV. Elle en rit de très bon cœur. La cause du chevalier d'Éon était à moitié gagnée !
Cependant la tzarine ne pouvait croire à cette perfection de déguisement, et se persuader que la jolie chevalière qu'elle avait devant elle, fût un beau chevalier. En vain celui-ci protesta-t-il les yeux baissés, en vain Woronzow exhiba-t-il les lettres confidentielles de Versailles, Elisabeth fut incrédule… elle y mit de l’entêtement.
Quoi qu’il en soit, Elisabeth décida que mademoiselle de Beaumont habiterait son palais, et serait attachée à sa personne en qualité de lectrice intime et particulière. Un des privilèges de cette charge était de pouvoir pénétrer et de demeurer à toute heure dans la chambre de la souveraine. »
La rumeur historique affirme que, grâce à sa position d’intime de la tsarine, le chevalier devint son amant. Quoiqu’il en soit, le chevalier d’Éon, sous les traits de Lia de Beaumont, rallie la souveraine russe à la cause française : Elisabeth signe un traité d’alliance avec Louis XV.
Pour le récompenser, Louis XV nomme Charles-Geneviève, qui a toujours voulu être militaire, capitaine des dragons. Il sert un certain temps dans l’armée puis, blessé à la jambe, doit se résoudre à quitter son régiment pour redevenir espion.
« La vocation de d'Éon, il l’affirme du moins, et il est permis de le croire, était surtout militaire.
Les circonstances le détournant vers la diplomatie, il se réservait, et la guerre flagrante où son pays était engagé donnait à cette action le mérite du patriotisme, de profiter de toute occasion de se dédommager de la contrainte qui lui était imposée. »
En 1762, Louis XV l’envoie à Londres auprès de son ambassadeur pour préparer les plans de l’invasion de l’Angleterre. Ce projet n’aboutit pas mais le chevalier d’Éon, bientôt nommé ambassadeur par intérim, mène grand train, donnant des bals chaque soir pour la noblesse anglaise.
Lorsqu’il décide de se travestir de manière permanente, c’est le scandale. Et l’ambiguïté de ce représentant du roi de France affole la capitale d’Angleterre : homme ou femme ? On va jusqu’à parier énormément d’argent sur son genre.
« On avoit [sic] bien eu à cet égard quelques doutes pendant son premier séjour en Angleterre ; ces doutes avoient donné lieu à des paris considérables et à un procès ridicule qui fut jugé en faveur de ceux qui prétendoient que le chevalier d’Éon n’etoit qu’une femme.
La décision du jury fut appuyée par le témoignage de MM Legoux et Demorande, qui déclarèrent positivement devant le tribunal du banc du roi que la personne appelée le chevalier d’Éon étoit une femme ; et lord Mansfield, en conséquence, adjugea les 700 liv. st., objet du procès, à celui qui soutenoit qu'elle étoit femme. »
En l’absence d’Éon à ce « procès » et sans que les « témoins » cités ne l’aient jamais vu dévêtu, il est donc fait chevalière en Angleterre. L’affaire fait aussi grand bruit en France. Louis XV lui demande par lettre de certifier son sexe, le chevalier répond qu’il est une femme, le roi lui interdit donc de paraître en France autrement que vêtu de robes.
En 1775, le nouveau roi Louis XVI envoie Beaumarchais (un ancien du Secret du Roi) négocier avec lui la remise de documents secrets contre une somme d’argent conséquente.
« Lors de la signature de la transaction entre M. de Beaumarchais et moi, je lui ai confié un volume in-4° du livre de L'Esprit des lois, pour vous être remis en mains propres, afin que la couverture soit décollée devant vous, et que vous puissiez prendre les papiers en chiffres et en clairs qui y étaient renfermés.
J'ai montré à M. de Beaumarchais le secret de cette couverture, qui consiste en deux cartons. Entre ces deux cartons, on met des papiers secrets, puis, quand les bordures de la peau de veau sont repliées et la feuille de papier marbré du livre collée pardessus en le mettant un jour sous la presse, la couverture prend une telle consistance, qu'il serait impossible même à un relieur de deviner le secret. »
Cet épisode (les négociations ayant pris un certain temps) alimente la rumeur d’une liaison entre Beaumarchais et le chevalier d’Éon, que celui-ci se garde bien de démentir.
En 1777, il essaie encore une fois de se présenter en uniforme des dragons devant le nouveau roi Louis XVI. Mais celui-ci prend une ordonnance définitive, qui le condamne à se travestir s’il veut rester en France.
Son retour à Versailles, vêtu d’une robe confectionnée par la couturière de la reine, fait jaser.
« Quel était le motif de ce déguisement tragi-comique d'un ancien ministre plénipotentiaire, d'un ancien capitaine de dragons, alors âgé de cinquante ans en amazone, en virago, en héroïne, dont tout le monde racontait des exploits si difficilement conciliables avec ces apparences et qui portait si virilement, si militairement, d'un pied resté habitué à l’éperon le trousseau de vingt-cinq mille livre que Marie-Antoinette avait fait confectionner par Mlle Bertin, sa couturière attitrée, et dont elle lui avait fait présent en riant ? »
Le chevalier d’Éon s’exile sur ses terres, à Tonnerre en Bourgogne, jusqu’en 1785, date à laquelle il retourne en Angleterre. Privé de rentes, il connaît des jours difficiles, gagnant sa vie en la risquant dans des duels à l’épée publics, toujours sous l’apparence d’une femme. Duels qu’il gagne la plupart du temps malgré l’embarras causé par ses jupes.
En 1791, d’après les annonces relatives aux livres du Moniteur universel, il est contraint de vendre son extraordinaire bibliothèque pour subvenir à ses besoins.
« Catalogue des livres rares, et manuscrits précieux du cabinet de la chevalière d’Éon, ci-devant ministre plénipotentiaire de France en Angleterre, à la paix de 1763 ; présentement à Londres, et retournant à Paris : contenant un grand nombre de manuscrits curieux, tant anciens que modernes, et une ample collection des meilleurs dictionnaires et livres français, grecs, latins, anglais, et aussi en toutes les différentes langues orientales, qu’elle a rassemblés dans le cours de les voyages.
Cette vente publique se fera le jeudi 5 mai et jours suivans [sic] 1791. Par M. Christie, à la grande Salle dans Pall-Mall. »
La bibliothèque ne suffisant pas, il se défait au fur et à mesure de toutes ses possessions, comme le montre cet entrefilet rédigé sept ans plus tard, sous le Directoire.
« Cette femme extraordinaire, connue longtemps sous le nom du chevalier d'Éon, habite à présent les environs de Londres, et y vit dans une grande détresse.
Il y a quelque tems [sic] que le besoin la força de vendre les bijoux dont Louis XVI lui avait fait présent. »
C’est dans un dénuement presque complet que Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont meurt le 21 mai 1810, à l’âge de 82 ans.
Et malgré les vieilles rumeurs, c’est avec une surprise totale que l’on apprend les conclusions des médecins qui ont constaté sa mort.
« La chevalière d’Éon meurt, le père Elisée est appelé aussitôt après sa mort, et n’est pas peu surpris de remarquer qu'elle n’est point ce qu'ont l’avoit [sic] crue.
Frappé de cette découverte, il invite sur-le-champ plusieurs chirurgiens à venir le lendemain assister à l'ouverture du corps.
Cette nouvelle se répand bientôt et le lendemain mercredi 23 MM. Wilson, Copeland, Ring le jeune et Bertin, chirurgiens, accompagnés de plusieurs personnes de distinction de lord Yarmouth, sir Sidney Smith M. Littleton, etc., viennent constater un fait aussi extraordinaire.
On examine le corps et il est démontré que la ci-devant chevalière d'Éon était réellement homme. »
Pour preuve de leurs affirmations, les médecins feront effectuer un dessin post-mortem des organes génitaux du défunt. Ce qui ne mettra toutefois pas fin aux spéculations de tous ceux qui continueront de vouloir douter du genre du chevalier d’Éon.