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« Les Enchaînés » d’Hitchcock, film magistral sur un sujet « abject »

le 24/10/2023 par Denis Marion
le 01/12/2022 par Denis Marion - modifié le 24/10/2023
Cary Grant et Ingrind Bergman dans « Les Enchaînés », Force Ouvrière, 1948 – source : RetroNews-BnF
Cary Grant et Ingrind Bergman dans « Les Enchaînés », Force Ouvrière, 1948 – source : RetroNews-BnF

Sorti en 1945 aux États-Unis mais avec un retard de trois ans en France, le grand « Notorious » d’Hitchcock est chroniqué dans Combat, journal issu de la Résistance. Si le rédacteur fait l’éloge du film, il est outré par le cynisme de ses personnages – et de son espionne d’héroïne.

Paris, 1948. A peine la Seconde Guerre mondiale vient-elle de se terminer qu’une autre commence : la Guerre froide, fruit de la répartition du monde en deux camps irréconciliables. La mode est aux espions, et le spécialiste du genre, le Britannique Alfred Hitchcock, fait paraître aux États-Unis « Les Enchaînés », qui narre les amours contrariés d’un espion américain (Cary Grant) et de sa « cible » (Ingrid Bergman), forcée de séduire un sympathisant nazi qu’elle méprise.

Sujet alors très polémique, le film chauffe à blanc les critiques français. Si l’ensemble de la presse trouve qu’il s’agit tout de même d’un bon film de divertissement, L’Humanité voit dans cette plongée dans l’enfer des faux-semblants une nouvelle preuve de « la pauvreté affolante du cinéma américain ». La chronique de Denis Marion dans Combat radicalise cette ambivalence : ce monument de cynisme serait-il un chef-d’œuvre ?

Le sujet des « Enchaînés » est simplement abject. C'est celui de « Marthe Richard », version américaine. Je voudrais bien savoir pourquoi la foule raffole du personnage mythique de l'espionne, chaste de corps et pure de cœur, qui se prostitue dans l'intérêt supérieur de la patrie. En l'espèce, les convenances extérieures sont observées puisque l'héroïne, si on ose dire, épouse légitimement le méchant nazi pour mieux trahir sa confiance. Mais il me semble que l'ignominie morale en est encore accrue.

Sur ce thème, Ben Hecht a brodé un des scénarios les plus ingénieusement agencés qu'on ait vus depuis longtemps. Il a tiré parti de ce que son thème avait de précisément insoutenable pour arriver à des situations dramatiques d'une force peu commune : par exemple, celle où, sur le point d'être surpris par le mari dans leur besogne d'espionnage, l'épouse et son complice feignent de n'avoir qu'un rendez-vous galant et prennent malgré eux plaisir aux baisers de parade qu'ils échangent.

Quant à la mise en scène d'Alfred Hitchcock, elle dépasse encore en habileté celle de « L'Ombre d'un doute » et classe décidément son auteur au tout premier rang des réalisateurs, à côté de William Wyler et de John Ford.

L'aisance du récit, la clarté des images, l'ingéniosité des transitions que nous y trouvons n'ont jamais été dépassées. Du point de vue technique, Alfred Hitchcock fait ici usage, pour la première fois à ma connaissance, de gros plans qui ne sont pas fixes, où la caméra est en mouvement. Tout en restant discret, le moyen est d'une singulière efficacité pour débarrasser les dialogues de toute lourdeur statique.

Grâce à cette virtuosité technique, grâce à une interprétation où Cary Grant, Ingrid Bergman et Claude Rains sont également admirables, « Les Enchaînés » dépassent de très loin leur sujet.

Reste à comprendre à quoi correspond ce mythe de l'espionne et la fascination qu'elle exerce sur le public. Pour ma part, j'y verrais volontiers un avatar de la prostitution sacrée, du dérèglement des sens imposé par un intérêt supérieur (religieux ou national, mais toujours collectif) contre la volonté consciente de l'individu,  mais non sans donner une honteuse satisfaction à ses désirs inconscients.