Écho de presse

1917 : Michelin transforme les champs de bataille en régions touristiques

le 23/12/2022 par Jean-Marie Pottier
le 20/12/2022 par Jean-Marie Pottier - modifié le 23/12/2022

À l’automne 1917, en pleine Première Guerre mondiale, l’entreprise auvergnate et son célèbre Bibendum publient le premier volume d’une série de guides consacrés aux régions dévastées. Un prolongement des combats « par d’autres moyens ».

Sur la deuxième de couverture du livre s’alignent une série d’hébergements, allant d’établissements « simples mais bien tenus » à des hôtels « de belle apparence, avec grand luxe et confort moderne ». Le patrimoine touristique proposé au visiteur en balade entre Meaux, Senlis et Chantilly, en cet automne 1917, sent lui plutôt la poudre et le sang : il s’agit des terrains de combat de la première bataille de la Marne, dont le lecteur trouve le résumé détaillé en une dizaine de pages.

Trois ans après la première bataille majeure de la Grande Guerre, et alors que le conflit est encore loin d’être terminé, André Michelin, le cofondateur de la société de pneumatiques, décide de commercialiser un premier guide touristique des champs de bataille, consacré à la région de l’Ourcq. Dans les années qui suivent, la série des Guides Michelin pour la visite des champs de bataille s’enrichit de dizaines d’autres volumes, dont l’un, consacré à Verdun et l’Argonne, est même traduit en allemand – lors d’une nouvelle édition de ces guides, en 2014, l’entreprise clermontoise revendiquait 2 millions d’exemplaires écoulés lors des huit premières années de commercialisation de la collection.

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Pour l’entreprise, qui imprime depuis 1900 des guides de voyage pour aider au développement de son activité industrielle, l’ouvrage constitue un moyen de continuer à occuper le terrain touristique dans une période peu propice. Dédié « à la mémoire des ouvriers et des employés des usines Michelin morts glorieusement pour la patrie », il se revendique « à la fois un guide pratique et une histoire » :

« Il ne suffit pas de voir, il faut aussi comprendre, annonce l’introduction. Une ruine est plus émouvante lorsqu’on en connaît l’origine, tel paysage qui paraît terne à l’œil non averti se transfigure par le souvenir des luttes qui s’y sont livrées. »

Le livre revendique sa vocation pédagogique, se veut une lecture possible pour ceux qui ne peuvent pas encore se rendre, en raison des combats, dans les territoires libérés. Ils pourront, au moins, effectuer un « voyage en pensée ». Les Guides Michelin pour la visite des champs de bataille, peut-on lire en février 1918 dans Le Journal de Beaune, occupent « une place à part dans la littérature de guerre » :

« Ils nous font suivre presque pas à pas les mouvements des armées en présence, on comprend la stratégie des chefs, les raisons des succès et des revers, on vit heure après heure cette bataille immense où nos soldats hallucinés de fatigue, après une retraite sans précédent, commandés par des chefs aux plans clairs et judicieux, ont brisé les calculs d’un ennemi qui croyait déjà avoir guerre gagnée. »

Pédagogique, l’initiative se veut aussi commerciale. La marque au Bibendum l’a lancée sous le patronage du Touring Club de France, une association de promotion du tourisme, et avec la bénédiction du gouvernement. Il s’agit, pour l’économie française, de réfléchir aux bénéfices de la victoire à venir. « On commence, çà et là, à dire “Préparons l’après-guerre” », annonce La Petite Gironde.

« Certains, qui sont bien inspirés, envisagent l’afflux de touristes qui viendront visiter les lieux de notre sol où les soldats alliés auront vaincu les troupes du Kaiser : touristes français et touristes étrangers, qui profiteront de leur visite dans le Nord et dans l’Est pour parcourir d’autres régions de chez nous. »

L’État table déjà, pour l’après-guerre, sur l’organisation de circuits touristiques et le développement d’infrastructures hôtelières. « Le tourisme était encore hier l’art égoïste de bien voyager ; aujourd’hui, il est l’industrie nationale du bien recevoir ; demain, il doit être le grand facteur du relèvement rapide de notre prospérité », clame ainsi Léon Auscher, l’un des dirigeants du Touring Club de France.

Fin septembre 1917, ce guide Michelin d’un genre particulier est présenté aux journalistes français et étrangers par l’éditeur et les autorités, lors d’une journée marquée par un pèlerinage automobile sur les routes des combats :

 « Le matin, nous avons traversé Senlis, dont les ruines restent la preuve des premiers actes de la sauvagerie allemande », raconte l’envoyé spécial de L’Écho de Paris.

« Puis, après une visite du château de Chantilly, que les soldats du Kaiser n’ont pas eu le temps de piller ou de détruire, nous avons été invités à un déjeuner servi dans la salle du jeu de Paume. [...]

À trois heures, nous remontions en auto pour une grande tournée, trop rapide, hélas ! mais qui permettra aux excursionnistes moins pressés de voir en détail cette région historique et de bien comprendre ce que fut là cette lutte dont devait dépendre le salut du monde civilisé. »

Le ton de la presse le montre, il ne s’agit pas pour Michelin et ses soutiens de faire uniquement œuvre de pédagogie historique ou touristique mais aussi de « mémoire » combattante. Les bénéfices financiers de l’opération sont versés à l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, l’organisation fondée par le statisticien Jacques Bertillon.

De plus, on assigne à Michelin un objectif quasi-militaire : celui de combattre les « guides boches » que l’Allemagne ne vas pas manquer de lancer sous l’égide de son propre éditeur touristique, Baedeker : « Nos ennemis, avec leur esprit méthodique et prévoyant, [...] comptent beaucoup sur leurs “Baedeker” d’après-guerre, qui sont en préparation, et au moyen desquels, à la faveur d’une présentation matérielle séduisante et avec l’attrait du bon marché, ils chercheront à répandre la doctrine boche sur les origines et la conduite de la guerre, peut-on lire dans un petit article au ton publicitaire paru dans plusieurs journaux en octobre 1917.

« Il faut donc une collection française des guides de guerre qui devra être traduite en plusieurs langues et largement distribuée dans le monde pour battre en brèche l’édition allemande. »

Comme l’écrit l’historienne Françoise Knopper, ces guides Michelin de la fin de la guerre puis de l’après-guerre participent donc d’une « survivance de la propagande ». Celle-ci se nourrit notamment d’innombrables photos de clochers et d’églises « à demi-détruites » qui incitent « à voir en l’ennemi un iconoclaste » et rappellent implicitement que le conflit oppose aussi « catholicisme français » et « protestantisme prussien ».

À sa sortie, le premier guide est d’ailleurs largement salué par une presse encore en guerre. « Point n’est besoin de dire avec quel soin ce guide est rédigé, avec quel souci d’exactitude la topographie des lieux y est décrite, avec quel art les nombreux clichés qui l’illustrent y sont disposés, de façon à permettre au lecteur de se rendre compte sur place des mouvements de nos armées, avec quelle attention pieuse les souvenirs encore vivants de la bataille y sont consignés », salue ainsi le bimensuel touristique En Route, en octobre 1917.

Mais cet accueil positif n’est pas unanime. Associé à l’opération, l’historien Ernest Lavisse, un des chantres du roman national, avertit alors sur le danger que « les champs de bataille soient camouflés en champs de foire ».

Certains poilus le prennent au mot. Dès cet automne 1917, le journaliste-soldat André Charpentier imagine, dans une chronique grinçante notamment reproduite dans le journal de tranchées Le Bochofage, un futur où les champs de bataille ne verront plus s’opposer soldats français et allemands mais des touristes munis de leur Michelin ou de leur Baedeker :

« On s’aperçoit que, la paix conclue, la guerre ne fait que commencer. Un “Boedecker”, après avoir compulsé son guide, explique à ses compagnons :

–  C’est ce petit poste dont les Allemands s’emparèrent au début de l’action du 4 novembre...

A cette assertion, un “Michelin” sursaute :

– Pardon, monsieur, interrompt-il, vous commettez une erreur historique : les Français de ce petit poste ont repoussé victorieusement toutes les tentatives boches... »

S’ensuit une bataille rangée, conclue par une victoire, avec pertes, des Français. Parmi ces dernières, une touriste âgée « oubliée » dans un trou d’obus de 380 par son gendre, un ancien poilu qui s’en tire avec ce commentaire cynique :

« C’est bien son tour… »

Pour en savoir plus :

Susanne Brandt, « Le voyage aux champs de bataille », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°41, janvier-mars 1994

Yves-Marie Evanno et Johan Vincent (dir.), Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019), Éditions Codex, 2019

Françoise Knopper, « Photographies et mémoires de la Première Guerre dans les guides Michelin (1917-2019) », Symposium Culture@Kultur, vol. 3, 2021

Hadas Zahavi, « The Michelin Guides to the Battlefields of the First World War: The Destruction of War as a Tourist Attraction », French Studies, vol. 76, n° 2, avril 2022