Décembre 1938 : la guerre civile ravage Madrid depuis plus de deux ans. Le grand reporter Joseph Kessel se rend à la capitale pour découvrir les effets du conflit sur les Madrilènes et les efforts pour sauver les œuvres d'art - mais pas les citoyens - de la violence.
Lecture en partenariat avec La Fabrique de l'Histoire sur France Culture
Cette semaine : Paris-Soir du 4 décembre 1938
Lecture Vincent Schmitt
Réalisation : Thomas Dutter
Journal Paris-soir
Le 4 décembre 1938
De notre envoyé spécial JOSEPH KESSEL
Madrid, ...Novembre
[…] ...un froissement métallique parvint jusqu'à mon balcon. L'éloignement avait eu beau l'amortir, le feutrer, il me fut impossible d'en méconnaître la nature.
Une rafale de mitrailleuse.
Une autre lui fit écho.
Puis de nouveau la ville fut muette.
Je sortis lentement de la confusion où j'avais flotté. J'étais à Madrid certes et au Ritz, mais aussi j'étais au front.
Les premières lignes traversaient une capitale. Jamais l'histoire n'avait connu cela.
[…] Tout dans cette ville était à double face, à double sens. Le repos, les jeux des enfants, le loisir. La guerre avait perdu son caractère aigu. Elle était entrée dans les mœurs et les coeurs. Elle les avait façonnés par une lente usure. Madrid s'était adapté au mal chronique.
Pour ses habitants, il semblait naturel que, au milieu de la plus belle et fastueuse perspective, l'Hôtel des Postes fût éventré par les obus. Que la Gran Via, parmi les cafés ouverts, montrât tant de façades ébréchées. Que le linge séchât sur des pans de murs démolis. Que sur les magasins dont la devanture était entièrement masquée par des sacs de sable, on pût lire : « la vente continue ».
[…] Sur l'avenue du Prado, tout près du Ritz, je rencontrai un peintre que j'avais connu à Montparnasse.
[…] J'étais sûr que mon compagnon allait me conduire vers quelque lointain atelier. Nous nous arrêtâmes après avoir parcouru une centaine de mètres, devant la Bibliothèque Nationale. Sur la façade principale se dressait la statue tronquée de Lope de Vega. Un obus de plein fouet avait emporté la tête.
Nous pénétrâmes dans le palais par le côté opposé. Dès le seuil, j'éprouvais un véritable vertige. Pourquoi ce rétable magnifique était-il jeté dans un coin ? Et cette vieille tapisserie étendue à même les dalles, n'avais-je pas, marché sur ses personnages vénérables ? Et ces parchemins, ces reliures sans prix, que faisaient-ils pêle-mêle sur cet établi de menuiserie ? Et ces faïences admirables, et ces pièces d'orfèvrerie, d'argenterie, ces chasubles miraculeuses adoucies par les siècles qui s'accumulaient sur un étrange échafaudage ? Que signifiait ce bric-à-brac de merveilles ?
...il m'expliqua son nouveau métier. Il faisait partie de la « Junte de Trésor Artistique », chargée de récupérer, d'inventorier, de classer, de restaurer tout ce que Madrid et sa province pouvaient receler de beauté créée par des mains humaines.
[…] Comme je quittais le palais, une camionnette s'arrêta devant le perron. Un grand gaillard brun, au visage d'ascète, atterrit d'un seul bond devant nous.
— Regarde, regarde, crie-t-il à mon ami. J'ai pris ça à des soldats qui l'avaient trouvé dans le barrio d'Arguelles.
...Sous la bâche du véhicule, il y avait un grand Rubens.
Je regagnai mon hôtel, tout pensif. Je venais de découvrir une nouvelle notion de l'héroïsme.
L'essence qu'on refusait pour le ravitaillement de la population, elle était prodiguée pour sauver des chefs-d'œuvre.
Les obus tombaient chaque jour sur des maisons sans aucune défense. Mais les statues, dans Madrid, portaient une carapace de ciment armé.