L'assassinat inexpliqué de « l'enfant nu de la Belle-Épine »
Le 1er janvier 1936, le corps nu d'un enfant est découvert dans un fossé en région parisienne. L'affaire bouleverse l'opinion, et fait la une des journaux pendant deux ans.
Le 1er janvier 1936, un corps d’enfant nu est retrouvé par un paysan en région parisienne, au carrefour de la Belle-Épine, près de Choisy-le-Roi. Immédiatement, la presse se saisit de l'affaire, qu'elle a déjà unanimement baptisée le mystère de la Belle-Épine.
Les journaux n’épargnent aux lecteurs aucun détail. Le Journal décrit ainsi la macabre découverte :
« À quelques pas de lui, sur la courte pente du remblai herbu, un petit corps d'enfant nu gisait. La tête était dissimulée sous un fragment de lainage gris bleu. Mais le père Jarsalé apercevait, étendu sur le côté gauche, le corps maigrelet, marbré de taches roses, les deux petits bras aux mains blanches boursouflées, et les jambes violacées recroquevillées l'une sur l'autre.
Horrifié, le vieil homme voulut, malgré tout, voir le visage du petit mort. Il souleva l'étoffe qui le cachait : l'enfant, qui pouvait avoir six ans, avait une grosse tête aux traits fins, de légers cheveux châtain clair ; ses yeux étaient fermés et sa bouche, légèrement entr'ouverte, laissait voir les dents très blanches ; sa joue droite portait, sous la paupière, une large ecchymose rouge vif. »
Qui est cet enfant ? Que lui est-il arrivé ? Alors que la France fait l'expérience du Front populaire, que l'Europe s'inquiète de la montée du nazisme et que la guerre civile fait rage en Espagne, l'affaire de « l'enfant nu de la Belle-Épine » va pourtant faire la une des journaux pendant deux ans.
Et si l'affaire fait couler autant d'encre, c'est parce que la police s'oriente d'abord vers la piste d'un meurtre commis par des Roms, appelés « nomades », et déclenche une gigantesque opération dans toute la France. Le Populaire rapporte :
« Il ne s'agit rien moins que d'un recensement méticuleux de toutes les familles de "romanis" et autres errants, lesquelles devront produire leur carnet anthropométrique, montrer les enfants qui y figurent ou justifier l'absence des manquants. »
La piste finit toutefois par être abandonnée et il faut attendre plus de huit mois pour qu'un indice sérieux émerge au milieu de nouvelles fausses pistes, menant les enquêteurs à un personnage fantasque : Frédéric Moyse, un matador devenu concierge, à qui une ancienne maîtresse a confié leur enfant voilà deux ans. Plus l'enquête avance, plus les preuves de culpabilité s'accumulent contre cet homme dont la personnalité ajoute encore du piquant à l'affaire.
Paris-Soir se penche sur ce curieux personnage lors de la reconstitution du meurtre :
« — Quand je fus homme, dit ce père qu'on accuse du meurtre de son fils, j'atteignais aux plus hauts degrés de la gloire. J'étais millionnaire. J'avais de puissantes voitures. J'avais fait d'excellentes études chez les pères de Nîmes (car malgré son nom Moïse n'est pas israélite). Je connais onze langues et j'ai étudié les beaux-arts. Mais mon métier de sculpteur sur pierre ne me plaisait qu'à demi. Je rêvais d'aventures plus glorieuses. Je fus torero au Mexique, au Pérou, en Espagne.
Et quand on lui fait remarquer qu'il était peut-être un "banderilla" sans envergure, il dit d'un air indigné :
— Pardon, j'étais matador ! J'ai mis à mort. On me connaissait sous le nom de Rodriguez Rodalito.
Et alors les yeux sombres de ce petit bonhomme mal vêtu semblent rêver. »
En août 1937, les lecteurs découvrent dans la presse le récit du calvaire de l'enfant, Maurice, que les journalistes érigent en petit martyr, à une époque où les affaires de maltraitance (bien que le mot ne soit pas encore utilisé) se succèdent (voir les articles sur le sujet pour les seules années 1935 et 1936). Le Petit Parisien rapporte :
« Maurice était, en quittant sa nourrice, en bon état de santé ; mais, comme Moyse avait déjà deux fillettes de son mariage avec Marie Otterman, le garçonnet était mal vu, mal soigné, mal traité. On l'enfermait dans un placard ou dans la cave et Moyse, qui était alors concierge, déclarait à ses locataires :
– Je comprends les parents qui tuent leur enfant !
Sa femme renchérissait :
– Il faudrait, disait-elle, nous débarrasser de ce sale gamin !
Et les deux fillettes, elles aussi disaient :
– Maurice, méchant ! Maurice, dans la cave ! Maurice, dans l'armoire !
Le pauvret n'avait le droit d’adresser la parole à quiconque et, comme on s'étonnait de son mutisme, Moyse répondait :
– Il a été élevé à Londres, il ne parle qu'anglais ! »
En décembre 1937, Moyse comparaît devant les Assises de la Seine pour avoir torturé son enfant pendant des mois puis l'avoir assassiné. Son procès déchaîne les passions.
« Écœurant spectacle », « comédien répugnant », « criminel effroyable », écrit L'Humanité, face à « l'impudence totale, cynique, effrayante » de l'accusé. Le verdict est sans appel : ce sera la guillotine pour le « bourreau d'enfant ».
Le 1er mai 1938, Moyse est exécuté, épilogue d'une affaire qui marquera longtemps les esprits. Et Le Temps de rapporter les dernières et pathétiques minutes du condamné :
« Pendant que l'on procédait à sa toilette, il injuria le bourreau ainsi que les autres personnes présentes, sans oublier son avocat qu'il accusa de l'avoir trahi. Ayant refusé la cigarette rituelle, Moyse réclama plusieurs verres de rhum. Ce n'est pas sans peine qu'on réussit à le faire monter dans le fourgon et, pendant le court trajet, il ne cessa de crier : "Non, je ne veux pas."
Lorsque le funèbre véhicule s'arrêta, il déclara qu'il ne descendrait pas si on ne lui bandait les yeux. Donnant une entorse à la loi, mais pris de pitié, Me Raymond Hubert arracha un morceau de la chemise de Moyse et le lui enroula autour de la tête. C'est une loque hurlant de terreur que les aides jetèrent sur la guillotine. »