L’histoire de la girafe de Charles X
En 1827, Méhémet Ali, souverain d’Égypte, offre une jeune girafe à Charles X, roi de France. Une « girafomanie » durable s’empare alors des Parisiens.
C’est un étrange animal aux yeux doux, doté d’un cou démesuré et de pattes non moins immenses qui fait son entrée dans la cour du Jardin des Plantes en ce 30 juin 1827, sous les yeux ébahis des badauds et de la presse conviée pour l’occasion. La girafe (ou « giraffe » comme l’orthographient certains journaux), cadeau du souverain d’Égypte Méhémet Ali au roi Charles X, est arrivée à Paris au terme d’un long voyage.
Le Constitutionnel du 3 juillet 1827 s’extasie :
« Celle qui nous est arrivée a douze pieds de hauteur, en la mesurant du sommet de la tête. Elle n'est encore âgée que de deux ans, et doit grandir beaucoup encore. Elle s'est nourrie jusqu'ici de lait, mais elle commence à manger des herbes et des grains. Sa peau est mouchetée comme celle du léopard. C'est cette ressemblance qui lui a fait donner aussi le nom de caméléopard.
Son œil grand et vif aurait pu fournir, au moins autant que ceux de la gazelle, les plus brillantes comparaisons aux poètes arabes. C'était véritablement un spectacle extraordinaire que de la voir s'approcher de sa nouvelle demeure avec son escorte d'Égyptiens, de gendarmes et de curieux.
Sa tête élégante s'élevait à la hauteur des feuillages des marronniers ; son long cou se balançait avec grâce au-dessus de la foule ; son grand œil noir et bien fendu était plein de douceur et de gaité. »
Partie du Caire en bateau pour Marseille, la girafe et son escorte ont ensuite effectué la majorité du trajet en marchant. Bichonnée par quatre serviteurs du roi d’Égypte et escortée de trois gendarmes à cheval, elle a effectué le trajet entre Marseille et Paris de son pas tranquille.
Pendant les deux mois qu’a duré son voyage à travers la France, on la nourrissait du lait de trois vaches qui cheminaient avec elle. Cet étonnant équipage était placé sous l’autorité scientifique du directeur du Jardin des Plantes, Geoffroy Saint-Hilaire qui, malgré son état de santé précaire, s’est occupé de l’exotique animal jusqu’à son arrivée sur Paris.
Devant l’étrangeté de l’animal, on est partagé. Certains, comme Le Globe du 10 juillet, encensent sa beauté.
« Il n’y a qu’une voix sur sa beauté, sa douceur, sa grâce et sa dignité ; ses yeux surtout font fureur : maintenant une jolie femme sera heureuse de s’entendre dire qu’elle a des yeux de girafe. L’illustre étrangère a aussi ses courtisans ; les journaux la prônent ; parmi nos naturalistes, c'est à qui sera son historiographe ; nos peintres, barons en espérance, sollicitent la gloire de multiplier son image. »
Tandis que d’autres, comme le Journal des débats politiques et littéraires, la trouvent franchement laide :
« La girafe n'est pas l'un des plus beaux animaux ; elle est un des plus laids ; le plus laid, sans contredit, des grands quadrupèdes. […]
La tête dont est surmonté ce col est proportionnellement beaucoup plus petite que celle du chameau, semble tout osseuse, et a quelque ressemblance avec l’autruche. Le corps de l'animal, long de cinq à six pieds au plus, et dont le système musculaire est mou à la vue, et peu apparent, s'atténue vers la croupe, qui, par là surtout, se trouve de beaucoup plus basse que le garrot.
Il n'est pas vrai que la disproportion soit énorme entre les jambes de derrière et celles de devant, et que celles-ci soient une fois plus longues que les autres. »
Pour les précisions scientifiques, on s’en remettra à Geoffroy Saint-Hilaire, qui s’adresse à l’Académie des sciences. Le Figaro du 6 juillet rapporte son allocution.
« Au cours de la séance tenue le XX juillet par l'Académie des sciences, M. Geoffroy-St-Hilaire a donné quelques renseignements curieux sur la giraffe du Sennaar, arrivée samedi soir à la ménagerie. Il a dit que cette giraffe était d'une espèce différente de celle du Cap, que l'on voit empaillée au cabinet d'histoire naturelle, et il a déduit les preuves physiologiques sur lesquelles il fondait son opinion. »
Avec plus de 600 000 visiteurs en un an, la girafe logée à l’orangerie du Muséum d’histoire naturelle est une véritable curiosité. Mieux, une certaine « girafomanie » s’empare de la capitale : on compose des chansons, on joue des vaudevilles (assez mauvais si l’on en croit les journaux) et en mode on commence à parler de couleur « ventre de girafe ». Pendant un certain temps, les grandes bourgeoises adopteront même la « coiffure à la girafe », immense chignon étiré en hauteur, retenu par une structure métallique.
Dix-huit ans plus tard, le 12 janvier 1845, la girafe meurt, atteinte de tuberculose bovine, due au lait de vache qu’elle boit quotidiennement. L’engouement s’étant éteint depuis longtemps, cette mort n’est annoncée que par un entrefilet en pages intérieures de la plupart des journaux.
Seul Le Tintamarre se fend d’une oraison ironique, se moquant de la mode qui s’était emparée de la capitale :
« Au moment où M. Saint-Marc Girardin montait les degrés du palais de l'Institut, une grande puissance descendait dans la tombe. Permettez moi d'emprunter ici le cornet lugubre d'une muse nécrologique : Elle était, de ce monde où les choses les plus zébrées ont le pire destin, et girafe, elle a vécu ce que vivent les girafes, l'espace de 25 années, ce qui équivaut à 9125 matins, pour parler le langage de Malherbe […].
À l'heure où tout est néant, hennit-elle, je m'accuse d'orgueil et de fierté ; mes triomphes m'avaient enivrée ; je m'étais laissé aller au dangereux plaisir de me voir chantée et lithographiée. »
Pour qu’on puisse venir la contempler encore pendant très longtemps, la girafe qui fit un long voyage fut naturalisée. Depuis 1931, ce sont les visiteurs du muséum d’histoire naturelle de la Rochelle qui peuvent aujourd’hui l’admirer.