Chronique

« Se faire parfumeur » : les grands magasins face au marché du parfum

le 03/10/2024 par Tanguy Sacré
le 03/10/2024 par Tanguy Sacré - modifié le 03/10/2024

S’il semble aujourd'hui évident de trouver des articles de parfumerie dans les grands magasins, à la création de ce type d’enseigne dans les années 1850 la vente de produits parfumés y est absente. Leurs dirigeants se lancent alors dans la conquête de ce marché, au moment où le secteur de la parfumerie connaît un formidable développement.

Exposition

La Saga des grands magasins : l'exposition évènement à la Cité de l’architecture et du patrimoine

Du 6 novembre 2024 au 6 avril 2025, la Cité de l’architecture et du patrimoine vous invite à plonger dans l'univers fascinant des grands magasins. Un événement exceptionnel qui retrace l'évolution et l'impact des grands magasins sur la ville et nos sociétés, depuis leur émergence au XIXe siècle jusqu'à nos jours.

Découvrir l'exposition

Dans L’Univers illustré du 09 octobre 1880, le Bon Marché loue la somptuosité de ses agrandissements et de ses nouveautés avec au premier chef l’inauguration d’un salon de parfumerie au premier étage du magasin.

L’installation d’une fontaine parfumée en son centre, mentionnée par Zola dans Au Bonheur des Dames, se doit d’être la « greatest attraction parmi les mille attraits qu’offrent ces magasins [du Bon Marché] ». Mise en place pour attirer et émerveiller les clients et surtout les clientes –, cette fontaine matérialise d’une certaine façon l’intérêt de plus en plus croissant des dirigeants des grands magasins parisiens depuis la fin des années 1860 à investir dans la création de rayons de parfumerie.

Il est à noter que ce sont probablement les commerces de province qui ont proposé en premier une offre de produits parfumés dès la première moitié du XIX ͤ siècle, comme à Dijon par exemple. Certains magasins parisiens semblent toutefois en proposer à la même période mais paraissent très minoritaires. Nous avons pu, en effet, dénombrer, via le dépouillement d’encarts publicitaires sur RetroNews, au moins six magasins de nouveautés et dix bazars provinciaux possédant une offre d’articles de parfumerie tandis qu’à Paris seulement trois établissements en disposent d’une entre 1800 et 1850.

À partir des années 1860, pour résister à la très forte concurrence sur le marché de la nouveauté, les enseignes parisiennes n’ont pas d’autres choix que de se diversifier pour maximiser les ventes. Proposer à la vente des produits parfumés est alors une des stratégies mises en place par leurs dirigeants d’autant plus que le secteur de la parfumerie est en plein essor et s’industrialise.

En novembre 1864, le magasin de nouveautés Henry, À la Pensée, situé rue du Faubourg Saint-Honoré, annonce ainsi dans la presse la création d’un rayon de parfumerie :

« Encouragée par l’accueil fait l’année dernière à la création d’un salon de Tapisserie, la maison Henry, A la Pensée, faubourg Saint-Honoré, 5, vient de compléter son organisation par l’ouverture d’un rayon de Parfumerie anglaise et française, et d’un comptoir pour la confection des jupons haute nouveauté. »

Il faut toutefois attendre quatre ans plus tard pour que les grands magasins se lancent véritablement dans une « course » à l’ouverture de rayons de parfumerie.

Trois enseignes créent en effet un rayon de parfumerie en 1868. Le premier semble être le Tapis Rouge, situé rue du Faubourg Saint-Martin en février. L’ouverture de son rayon de parfumerie ne passe pas inaperçue puisque dès le mois suivant le journal satirique Le Tintamarre lui consacre un article au ton moqueur.

Si la création de ce rayon retient l’attention de l’auteur de l’article, c’est sans doute parce que ce magasin, « antique établissement », incarne à ses yeux une sorte de modèle voire un garant de la tradition de ce genre de commerce que la vente d’articles autres que textiles trahirait. Un passage au caractère particulièrement railleur en est révélateur :

« Du moment que les marchands de madapolam se croient autorisés à ouvrir des rayons de parfumerie, nous ne voyons pas pourquoi les teinturiers-dégraisseurs ne prendraient pas part à ce grand mouvement social, et s’abstiendraient d’inaugurer des rayons de boudins et de saucisses sur le gril. »

Toutefois, malgré cette critique, voyant sans doute dans la parfumerie une manne financière non négligeable, le Tapis Rouge consacre, dès l’année suivante, plusieurs encarts publicitaires à sa seule promotion. Il se targue, en outre, de posséder le rayon de  parfumerie le « plus complet et le meilleur marché de tout Paris ».

En plus de celui du Tapis Rouge, signalons l’ouverture fin mars 1868 du rayon de parfumerie du grand magasin des Villes de France, situé entre la rue Vivienne et la rue Richelieu, ainsi que très certainement celui de la Ville de Saint-Denis, à l’angle de la rue du faubourg Saint-Denis et de de la rue de Paradis.

La guerre franco-prussienne accentue les difficultés du secteur de la nouveauté, où le nombre de faillites se multiplie. Grandir et se diversifier semblent alors être la panacée pour éviter la crise et se distinguer de la concurrence. C’est dans ce contexte que le nombre de grands magasins proposant une offre de produits parfumés se renforce au cours des décennies suivantes : au moins onze enseignes décident d’ouvrir un rayon de parfumerie entre 1872 et 1899, parmi lesquelles les Grands Magasins du Louvre en 1877 et le Printemps en 1884.

Ainsi, à l’extrême fin du XIXe  siècle, posséder un rayon de parfumerie paraît indispensable dans la stratégie de croissance de tout grand magasin cherchant à s’assurer la primauté sur ses concurrents – ou au moins à rester compétitif. Malgré le mécontentement de certains de ses actionnaires, craintifs de proposer d’autres marchandises que celle de la confection masculine, la Belle Jardinière fait par exemple le choix d’ouvrir un rayon de parfumerie et de bonneterie en 1899.

Afin de concurrencer la vente directe d’articles de parfumerie dans les boutiques des parfumeurs, circuit de distribution traditionnel sur ce marché, les grands magasins mettent en place divers dispositifs marchands destinés à attirer l’attention des consommateurs.

Ils communiquent tout d’abord sur le prix de leurs produits, censés être meilleur marché que ceux vendus par les parfumeries. Pour promouvoir ce nouveau rayon, le Tapis Rouge indique par exemple dans une réclame que les clients pourront réaliser entre « 60 et 80 pour 100 d’économie ». C’est très certainement le discours le plus classique porté par les grands magasins, qui se targuent de pouvoir proposer à leur clientèle des articles moins onéreux qu’ailleurs en se fournissant directement chez le fabricant et éviter de cette manière des coûts liés à l’emploi d’un intermédiaire.

Dans un article de publicité rédactionnel, le Coin de Rue, situé rue Montesquieu, explique ainsi cette stratégie à l’occasion de l’ouverture de son rayon de parfumerie en 1872 :

« Pour lui être agréable, non content de lui offrir les plus beaux costumes et les plus splendides soieries, il s’est fait parfumeur. Qui gagne-t-il ? le plaisir d’une gracieuse et délicate attention.

Le Coin de rue achète et vend au prix du commissionnaire, voilà comment ses prix sont beaucoup moins élevés que ceux des fabriques auxquelles il s’adresse.

C’est assez dire qu’il ne fait pas une affaire de la parfumerie. »

Toutefois, du fait d’une absence de régulation, des conflits peuvent apparaître entre fabricants et grands magasins à l’occasion de la pratique par ces derniers du « gâchage des prix », soit la mise en vente de marchandises à un prix inférieur au prix d’achat auprès des producteurs.

En 1868, dans les mois qui suivent l’inauguration de leur rayon parfumerie, le Tapis Rouge et les Villes de France sont assignés en justice par les fabricants de l’eau dentifrice du docteur Pierre au motif qu’ils la « revendent […] à un prix inférieur au prix qu’ils ont payé » auprès de ces derniers.

Plaidant pour acte de concurrence déloyale, les producteurs se voient être déboutés par le tribunal du fait qu’ils n’ont « point imposé aux défendeurs, en leur vendant leur produit, l’obligation de ne le revendre qu’à un prix déterminé ». Cette affaire retient par ailleurs l’attention du quotidien Le Siècle, qui note qu’elle a eu « peu de précédents ».

Elle pousse aussi progressivement les parfumeries à signer des contrats avec les grands magasins et d’autres détaillants afin de se protéger juridiquement, au cas où ces derniers ne respectent pas le prix de vente fixé entre les deux parties. Vers 1900, le secteur s’organise afin de lutter encore plus efficacement contre le « gâchage des prix » en créant le Groupement des parfumeurs de marques réglementées afin de lutter en amont contre cette pratique et de soutenir leurs membres qui en seraient victimes.

À côté du prix, les grands magasins tentent déjà de séduire les consommateurs en mettant de plus en plus en scène leur rayon de parfumerie. A ce titre, l’installation de fontaines parfumées en est une belle illustration. En installant pareil dispositif en son sein, le Bon Marché s’est peut-être inspiré de celle du Petit Saint-Thomas, mise en place quelque un an auparavant, en mars 1879, à l’occasion de l’exposition promotionnelle des gants, dentelles et parfums. Cette exposition qui se déroule traditionnellement au mois de février se généralise dans les grands magasins à partir des années 1890-1900 et permet de mettre à l’honneur la parfumerie. L’idée est de créer l’événement, d’émerveiller les clients et d’attiser un désir d’achat.

C’est bien tout cet apparat qu’une parfumerie dénonce dans une publicité :

« Les parfumeurs se donnent mille peines pour inventer des poudres de riz, des crèmes, des teintures, des parfums, des savons, et se voient gravement menacés par l’invasion dans ce genre d’industrie des grands magasins de nouveautés, qui entrent aussi en lice avec des produits à noms éblouissants, mais au fond en tout pareils à ce qui se trouve chez les spécialistes. »

Cette critique rejoint bien sûr celle portant sur, déjà, la disparition du petit commerce en raison des techniques de vente des grands magasins, considérées comme « agressives » et déloyales. En réalité, sur le marché de la parfumerie, il faut nuancer cette affirmation ; au moins jusqu’à l’extrême fin du XIX ͤ siècle, la vente de produits parfumés est majoritairement le fait de petits commerçants à Paris.

Ces critiques témoignent toutefois de l’influence de plus en plus prégnante des grands magasins sur ce marché, qui se renforcera au siècle suivant. De plus en plus d’enseignes choisiront dès lors d’agrandir leur rayon de parfumerie ; on verra de même diverses collaborations entre une enseigne et une marque de parfums, la plus connue étant celle impliquant les Galeries Lafayette et les parfums Chanel à partir des années 1920.

Pour en savoir plus :

JUILLARD, Béatrice, Les magasins de nouveautés à Paris, de 1810 au début du XXe siècle, thèse de doctorat d'histoire, Université Paris Nanterre, 1997

FARAUT, François, Histoire de La Belle jardinière, Belin, 1987

LHEUREUX, Rosine, Une histoire des parfumeurs, Champ Vallon, 2016

CHESSEL, Marie-Emmanuelle, La publicité : naissance d’une profession, 1900-1940, CNRS Éditions, 2013 (1998)