La féminisation progressive des armées européennes aux XIXe et XXe siècles
Au XXe siècle débute une féminisation des armées, qui ne concerne dans un premier temps que les soins et l’auxiliariat logistique. Mais les deux conflits mondiaux amplifieront peu à peu la mobilisation féminine.
Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe). Il a été rédigé en commun par quatre historiens et historiennes : Élodie Jauneau, Julie Le Bac, Yannick Ripa et Fabrice Virgili.
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Le port des armes est indissociable du pouvoir militaire dont la domination masculine a exclu les femmes, arguant de leur nature dite fragile et vouée à la maternité, et d’une virilisation que provoquerait leur armement.
Recourir aux armes pour défendre sa patrie contre un ennemi extérieur ou défendre ses idées dans un conflit fratricide, c’est s’inscrire dans le champ du politique et, à partir de la Révolution française, se revendiquer de la citoyenneté, deux postures refusées aux femmes. Tel est – et demeurera – l’enjeu d’une féminisation des armées officielles.
Le 25 mars 1792, Théroigne de Méricourt réclame le port des armes par les Françaises, expression de la pleine citoyenneté qu’elles revendiquent ; peu lui importe la présence séculaire des cantinières, blanchisseuses, ou même d’exceptionnelles combattantes, le plus souvent travesties en hommes, car elle est sans portée politique. Les révolutionnaires refusent cependant une subversion de l’ordre des genres : le décret du 30 avril 1793 congédie des armées les « femmes inutiles » et n’autorise que les vivandières.
Décret du 30 avril 1793, Le Mercure universel, 1er mai 1793
L’exclusion des femmes des armées se poursuit tout au long du XIXe siècle : leur mobilisation dans les guerres nationales se cantonne à donner des soins à de rares exceptions près. Pour avoir tué deux soldats autrichiens afin de récupérer le drapeau de son régiment de Zouaves lors de la bataille de Magenta (1859) et ainsi transgressé les normes de genre, la Française Annette Devron est la première femme décorée de la médaille militaire. Faute d’armée constituée, les guerres d’indépendance nationale ou révolutionnaires permettent à des femmes de prendre les armes (Grèce, 1827).
À partir de la Grande Guerre, des corps d’infirmières sont institués dans les armées : le Women’s Auxiliary Army Corps (WAAC) créé en 1917 compte 105 000 femmes, qui opèrent pour l’essentiel au Royaume-Uni. À l’Est néanmoins, certaines femmes combattent. En Serbie, Milunka Savić, élevée au grade de sergent, est plusieurs fois blessée et décorée. En Russie, déjà engagée par dérogation dans l’armée tsariste, Maria Botchkareva fonde après la Révolution de février 1917 le « 1er bataillon féminin de la mort ». Au total, environ 5 000 femmes suivront son exemple.
« Maria Botchkareva, commandante du bataillon de la mort », La Croix, 23 décembre 1919
Dans l’entre-deux-guerres, des corps féminins auxiliaires, toujours dépourvus d’armes, sont créés comme les Lottas en Finlande en 1920 et les Lottornas en Suède en 1924. En Russie, les femmes intègrent la réserve de l’armée à partir de 1925. Spontanément, en juillet 1936, des Espagnoles prennent les armes contre les troupes nationalistes qui refusent, elles, toute femme. Certaines rejoignent brièvement l’armée républicaine mais sont désarmées dès la fin de l’été malgré leurs protestations, et renvoyées à l’arrière selon le mot d’ordre : « les hommes au combat, les femmes au travail ».
En France, la loi Paul-Boncour sur l’organisation de la nation en temps de guerre de 1938, renonce à mobiliser les femmes mais autorise l’engagement volontaire. À la même date, la Grande-Bretagne diversifie les services auxiliaires : Auxiliary Territorial Service (ATS), Women’s Auxiliary Air Force Service (WAFS) et Women’s Royal Navy Service (WRNS).
« L’Angleterre forme un corps auxiliaire de femmes », Ce Soir, 29 septembre 1938
La Seconde Guerre mondiale provoque le recours aux femmes afin que les hommes se consacrent davantage au combat. Le 21 mai 1940, un premier statut d’auxiliaire féminin des formations militaires est créé en France. En décembre 1941, au Royaume-Uni, le National Service Act no 2 enrôle les célibataires et veuves sans enfant : en 1945, 72 000 servent dans les WRNS et 190 000 dans les ATS, soit 8,2 % du personnel en uniforme.
En contradiction avec l’idéal féminin nazi, environ 500 000 Allemandes servent à titre d’auxiliaires (Wehrmachtshelferinnen) dans l’armée en 1945 comme téléphonistes, secrétaires ou encore dans la défense antiaérienne.
Pour répondre à la volonté des femmes ayant rejoint Londres, la France libre crée d’abord le 16 décembre 1941 le Corps des volontaires françaises qui compte 400 auxiliaires le 8 novembre 1942. Puis le Comité français de libération nationale à Alger autorise par le décret du 11 janvier 1944 l’appel individuel des femmes de 18 à 45 ans, célibataires, veuves ou divorcées, sans enfant. Seules les volontaires peuvent toutefois servir dans les unités en opérations. La mesure est peu appliquée en raison de l’opposition de la population. L’émoi suscité par la mort d’une conductrice sanitaire française en Italie en 1944 rappelle que la présence de femmes au front est perçue comme une hérésie.
En septembre 1945, après l’amalgame (c’est-à-dire l’intégration) de la résistance intérieure à l’armée, l’Arme féminine de l’armée de terre (AFAT) compte environ 14 000 femmes.
L’URSS se distingue dès mars 1942 en armant des femmes : au total, elles sont 800 000 à combattre comme partisanes, tireuses d’élite ou aviatrices et sont célébrées par la propagande comme des héroïnes de guerre. Six tireuses d’élite, dont Nina Petrova, reçoivent la plus haute distinction, celle de « héros de l’Union soviétique et l’Ordre de Lénine ».
« Radios, ambulancières ou chiffreuses, Les Marinettes combattent pour la victoire », Regards, 1er mars 1945
La Seconde Guerre mondiale permet ainsi l’institution permanente d’un corps militaire féminin en France (l’AFAT devient le service des femmes des forces armées en 1946) et au Royaume-Uni (le Women’s Royal Army Corps créé en 1949).
Depuis lors, la féminisation des armées s’accroît, à un rythme renforcé par leur professionnalisation. En France, le décret du 15 octobre 1951 définit un statut pour les cadres féminins et la loi du 13 juillet 1972 instaure en théorie l’égalité entre les sexes. Néanmoins, si le concours d’accès à l’École polytechnique est ouvert aux femmes depuis 1970, l’école spéciale militaire de Saint-Cyr n’accueille les premières élèves-officiers qu’en 1983.
Les femmes sont autorisées à s’engager dans les forces de défense irlandaise en 1979. En Espagne, il faut attendre 1989 et 1999 en Italie. En Allemagne, seule une décision de la Cour européenne de justice impose l’ouverture de la Bundeswehr aux femmes en 2001, mais le pays mène depuis lors une politique volontariste à travers notamment la mise en place de quotas de femmes.
Au début des années 2010, l’armée française est l’une des plus féminisées avec 15 % des effectifs, derrière la Hongrie (20 %) et devant l’Espagne et le Portugal (12 %) et le Royaume-Uni, la Norvège et l’Allemagne (10 %). Les femmes ne représentent respectivement que 3 et 4 % des effectifs militaires en Pologne et en Italie.
Si toute discrimination de genre dans l’armée est abolie en 1989 en Suède et en 1999 en Espagne, des distinctions juridiques subsistent ailleurs en Europe. Certains corps demeurent fermés aux femmes. En Grande-Bretagne, seuls 67 % des emplois dans l’armée de terre leur sont ouverts, 71 % dans la marine et 96 % dans l’armée de l’air. Présentes sur les théâtres d’opération, elles ne peuvent participer à des missions au contact de l’ennemi.
Mais Michael Fallon, secrétaire d’État à la Défense, annonce en 2014 mettre un terme à cet interdit car « les rôles dans les forces armées devraient être déterminés par les compétences et non par le genre ». En France, jusqu'en 2016, les escadrons de la gendarmerie mobile sont demeurés fermés aux femmes. La marine française ouvre à titre expérimental les équipages de sous-marins aux femmes à partir de 2017.
Dans les faits, des différences nombreuses perdurent. La participation des femmes aux opérations extérieures est limitée : elles ne sont encore que 7 % en France en 2013. Malgré sa lenteur, la féminisation des armées semble irréversible, mais les femmes demeurent confrontées au quotidien à des formes de machisme ordinaire, voire de harcèlement sexuel.
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Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe). Il a été rédigé en commun par quatre historiens et historiennes : Élodie Jauneau, Julie Le Bac, Yannick Ripa et Fabrice Virgili.
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Pour en savoir plus :
Capdevila, Luc, Rouquet, François, Virgili, Fabrice, Voldman, Danièle, Hommes et femmes dans la France en guerre (1914-1945), Payot, 2003
Jauneau, Élodie, La féminisation de l’armée française pendant les guerres (1938-1962). Enjeux et réalités d’un processus irréversible, Thèse de doctorat, Paris,, 2011
Eulriet, Irène, Women and the Military in Europe : Comparing Public Cultures, Palgrave Macmillan, 2012