Savorgnan de Brazza, « conquérant pacifique » du Congo et icône républicaine
L'explorateur Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905) inaugure dans les années 1880 l'expansion française en Afrique centrale. De cet aventurier idéaliste, la IIIe République va faire un héros national et une figure de l'ère coloniale.
10 septembre 1880. Sur les bords du fleuve Congo est signé un traité qui va sceller le destin de toute la région. Les signataires en sont Makoko, roi des Bulekés, et un officier de marine idéaliste de 28 ans, d'origine italienne mais naturalisé français, Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905).
Cette deuxième mission sur le continent lui a permis de remonter l'Ogoué et de gagner la confiance des autochtones. Le traité qu'il signe avec Makoko marquera le début de l'implantation des Français en Afrique équatoriale, qui vont y créer un protectorat – un premier pas vers la colonisation de la région.
À son retour, Savorgnan de Brazza est fêté comme un véritable héros par la IIIe République, laquelle est en quête de nouvelles icônes pour raviver l'orgueil national abîmé par la défaite de Sedan. Relayé par la presse et les institutions, le succès de Savorgnan de Brazza, présenté comme « l'ami des Noirs », va ainsi alimenter le mythe de la « mission civilisatrice » de la France en Afrique.
Dans les journaux unanimes, de gauche comme de droite, on va souligner la bonté et l'humanisme de l'explorateur, mû par l’anti-esclavagisme et soucieux d’établir une domination française marquée par des principes humanitaires. Dans un contexte de rivalités entre puissances européennes, la presse oppose par ailleurs sa « conquête pacifique » aux méthodes brutales du célèbre explorateur Stanley, Britannique employé par le roi des Belges auquel le Français a damé le pion.
En janvier 1882, La Petite République publie un long article sur Savorgnan de Brazza :
« Il est passé de mode de dire que nous ne sommes pas un peuple colonisateur et que le Français n'a rien à voir en-dehors de sa frontière. La réalité donne pourtant chaque jour un démenti à ce fallacieux adage [...].
M. Savorgnan de Brazza, pendant sa glorieuse campagne, se conduisit constamment avec une sagesse et une modération rares, se présentant partout comme agent de paix, ennemi de l’esclavage, et réussissant à persuader ces populations naïves des bienfaits de la sécurité du commerce. »
Le Petit Journal renchérit en juin 1882 :
« Si les résultats obtenus dépassent toutes les espérances que l'on pouvait concevoir, c'est que M. de Brazza et ses collaborateurs, Mozon, Michaud, Mananime, se sont, par leur conduite pacifique et humanitaire, attiré immédiatement les sympathies des indigènes, prouvant ainsi que l'on fait la conquête d'un pays plus par la bonté et la justice que par la force et la violence. »
Le 18 septembre 1882, la Chambre des députés, sous l'impulsion de Jules Ferry, ratifie le traité de protectorat. La France entre de plain-pied dans le colonialisme et Savorgnan de Brazza accède au statut d'icône républicaine.
Dans le supplément de La Croix, journal catholique et conservateur, paraît en décembre un dossier illustré de plusieurs pages sur le Français. Faisant allusion au « mauvais » colonialisme des concurrents européens, le journal conclut :
« Les nations sont appelées à coloniser, non pour s’enrichir, mais pour civiliser, pour moraliser les peuples sauvages ; celles qui oublient ce grand principe manquent à leur mission providentielle et leur œuvre est maudite. Les sujets de Makoko, en se plaçant sous le protectorat de la France, attendent d’elle autre chose que des cotonnades et des liqueurs fortes.
Avec les commerçants, les missionnaires doivent pénétrer au cœur de l’Afrique ; en même temps que le bien-être matériel, il faut apporter à nos frères noirs l’Évangile, la bonne parole, qui seule peut les élever à notre niveau, réformer leurs mœurs barbares, et reconstituer leur état social sur des bases sainement libérales. »
Le Petit Parisien chante lui aussi les louanges de l'explorateur dans cet article de 1883. Symptomatique de la mentalité dominante à l'époque, il lie ensemble le « rôle civilisateur » de la France en Afrique et ses intérêts commerciaux sur place.
« La conquête de M. de Brazza est une conquête pacifique, faite au nom du Progrès, de la Liberté, de la Civilisation ; nous y tenons à cause de cela, car nous répudions les conquêtes faites au moyen de la force.
N'oublions pas que le Congo nous ouvre le plus grand débouché commercial qui soit encore disponible au monde. »
Savorgnan de Brazza est alors nommé commissaire du gouvernement dans l'Ouest africain. De 1886 à 1887, il est commissaire général au Congo.
Dans les années 1890, Brazza est toutefois critiqué. Certains lui reprochent sa mauvaise gestion financière ou sa trop grande magnanimité envers les Africains. Le journal de droite Le Matin, en 1897, publie ainsi le témoignage d'un « Français établi au Congo depuis de longues années » et « dont la situation y est considérable » :
« Vis-à-vis des indigènes, il se comporte comme un professeur qui bourrerait ses élèves de confitures en attendant qu'ils demandent eux-mêmes à apprendre le grec et le latin.
Les indigènes mangent nos confitures, mais ils continuent à voler et à massacrer nos nationaux. Dans le courant de l'année 1896, à peu près toutes les maisons de Libreville ont été pillées de nuit. Cette situation est intolérable et M. de Brazza en prend vraiment trop facilement son parti. »
C'est que Savorgnan de Brazza s'oppose à la décision gouvernementale de soumettre ces territoires au régime de la concession alors en vigueur dans le Congo belge, ce qui livrerait la région à l'appétit des sociétés privées, avides d’ivoire et de caoutchouc. Écarté de ses fonctions en 1898, il se retire à Alger.
En 1905 éclate l'affaire Toqué-Gaud, un scandale qui touche l'administration des colonies africaines, la presse ayant rapporté que des sévices y ont été commis sur les autochtones. Brazza de Savorgnan, à sa propre demande, est envoyé au Congo pour une mission d'inspection. Il y découvre que les populations locales sont soumises au travail forcé et livrées à la brutalité des administrateurs, une réalité qu’il vit comme une trahison de son idéal.
Le 27 septembre 1905, une lettre accusatrice signée de lui paraît dans Le Temps.
« J'ai trouvé dans l’Oubangui-Chari une situation impossible. C’est la continuation pure et simple de la destruction des populations sous forme de réquisitions, et bien que tout ait été mis en œuvre dans la région de Krébedjé pour m’empêcher de voir clair dans le passé et surtout dans le présent, j'ai été amené à relever de graves abus de répression commis au moment même où on allait y apprendre l'envoi de ma mission. »
Le « rapport Brazza », dans lequel il dénonce la situation dans les colonies, sera longtemps étouffé. L'ex-officier de marine n'aura d'ailleurs pas le temps de mener ce combat jusqu'au bout : atteint de fortes fièvres, il meurt le 14 septembre 1905 à Dakar, sur le chemin du retour. Toute la presse lui rend alors hommage, à l'instar du Journal qui écrit le 16 septembre :
« C'est vraiment un deuil national qui frappe aujourd'hui la France. La mort, qui vient de terrasser Savorgnan de Brazza, brise la plus belle énergie, la plus noble volonté, la plus patriotique abnégation. Elle arrache au pays un enfant d'adoption qui lui était doublement cher.
Il était venu à nous, enthousiaste et dévoué, au lendemain même de nos revers, et il avait apporté, presque sans aide, à cette patrie meurtrie, des gloires nouvelles et des espérances illimitées. »
Le Petit Parisien, quant à lui, rapporte les propos que Savorgnan de Brazza tenait à l'un de ses journalistes, quelques mois plus tôt :
« Vous savez combien j'aime notre Afrique française. Vous ne savez pas combien de fois j'ai pleuré sur les actes des administrateurs timorés ou simplement inexpérimentés qui nous la gâchent. Il faut le connaître, notre Congo ! Bien administré, il peut et il doit devenir une colonie admirable. Les régimes d'erreur et de terreur ont failli tout gâter, mais il est temps encore de réagir.
J'essaierai avec confiance, car on m'aime un peu là-bas et les indigènes seront les premiers à m'aider. Je leur parlerai comme jadis avec autant de justice et de bonté qu'il est nécessaire de la faire lorsqu'on s'adresse à de grands enfants.
Voir le Congo français tromper, par suite de mauvais procédés, les espérances légitimes que je m'enorgueillis encore d'avoir fait naître serait pour moi une catastrophe. Plutôt que d'assister à l'écroulement d'une œuvre coloniale qui eut de si beaux débuts, je crois que je ferais joyeusement le sacrifice de mes dernières forces. »
Brazzaville, capitale de la république du Congo, porte toujours le nom de celui qui la fonda, le 3 octobre 1880, sur les territoires concédés par Makoko.
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Pour en savoir plus :
Jean Martin, Savorgnan de Brazza, une épopée aux rives du Congo, Les Indes savantes, 2006
Isabelle Dion, Pierre Savorgnan de Brazza : Au cœur du Congo, Images en manœuvre, 2007
Vincent Bailly et Tristan Thil, Congo 1905, Le rapport Brazza (bande dessinée), Futuropolis, 2018