Jesse James : la chute du gentleman hors-la-loi
Au lendemain de son assassinat par « le lâche Robert Ford », la presse française découvre le parcours impensable de l’homme au revolver. Et celui de son bourreau.
1882. Le gang des frères James n’est plus que l’ombre de lui-même. Retiré dans sa demeure familiale, Jesse n’accorde plus sa confiance qu’à ses hôtes, les frères Charley et Robert Ford, sans se douter que ce dernier, de mèche avec les autorités, lui tirera une balle en pleine tête le matin du 3 avril, en traître, alors qu’il époussette un tableau.
Trois semaines après la mort du bandit, le quotidien Le Voltaire relate l’épopée criminelle du gang, relayée non sans une certaine exaltation dans les pages du Soleil.
« M. Crittenden, gouverneur du Missouri, s’entendit avec un certain Ford, qui s’engagea à lui livrer le bandit.
Depuis longtemps, la tête de Jesse James avait été mise à prix ; mais l’outlaw ne semblait pas s’inquiéter autrement de cette mesure et il continuait à vivre tranquillement avec sa femme dans une petite maison de Saint-Joseph, village du Missouri. »
Avant d’en venir au funeste sort de Jesse, trahi par ses hommes, l’article détaille par le menu la liste des forfaits commis par la fratrie James : braquages de banques, attaques de trains, pillages, meurtres. Est également évoquée la rumeur insistante de leur participation au massacre de la ville de Lawrence, dans le Kansas, relaté ici avec effroi dans le Journal des débats politiques et littéraires.
La fin de l’article délaisse la dépouille de Jesse James, la « cervelle brûlée », pour se focaliser sur le destin des frères Ford dans les jours suivant l’assassinat.
« La femme de l’outlaw, éveillée en sursaut, voulut venger son mari, mais les frères quittèrent la maison en toute hâte et allèrent se constituer prisonniers.
Les deux frères Ford ont été traduits devant le tribunal de Saint-Joseph, sous l’inculpation d’assassinat, reconnus coupables et condamnés à être pendus. Ainsi le voulait la loi.
Bien entendu, le gouverneur leur a fait grâce et leur a versé la récompense promise par l’État, en attendant celles des Banques et des Compagnies de chemins de fer.
Ce qui prouve bien qu’en ce monde, le vice est toujours puni – et la vertu récompensée. »
La morale de l’histoire pourrait être belle, elle s’avèrera toutefois plus nuancée pour les frères Ford. On retrouve leur trace à peine six mois plus tard, dans un entrefilet du Temps évoquant leur contribution théâtrale au Bunnell’s Museum, sur Broadway.
« […] Ils furent relaxés. Depuis on n’avait plus entendu parler d’eux ; mais les voici qui reparaissent sous la forme de bêtes curieuses.
Ils figurent depuis quelques jours dans un muséum ambulant établi dans Broadway, à New York, dont ils font la fortune. Comme le fait pourrait paraître incroyable à vos lecteurs, je joins ici l’annonce coupée du Herald. »
Pendant plusieurs centaines de représentations, les frères Ford reconstituent le meurtre de Jesse James. Charley campe le bandit tandis que Robert rejoue son rôle de traître, encore et encore. Ils ne sont pas les seuls à rebondir sur la mémoire du outlaw, dont la mort prématurée n’a fait qu’accentuer la popularité.
« Bien que la bande de James ait dû réaliser par ses rapines une somme qu’on estime au bas mot à 10 000 000 de fr., la veuve de James prétend ignorer où est caché le magot.
Dans ces conditions, elle s’est associée avec un impresario pour aller faire à travers l’Amérique des conférences sur les hauts faits de feu son mari, s’engageant à révéler ses cruautés les plus horribles ; de plus, pour augmenter le charme de l’attraction, elle place à côté d’elle, quand elle fait ses lectures, les enfants qu’elle a eue de cet émule de Cartouche. »
Pendant ce temps Frank James, le frère survivant, se cache toujours. La Gazette de France relaie des nouvelles de son épouse, revenue chez son père qu’elle n’avait pas revu depuis près d’une dizaine d’années – lorsqu'elle s'était faite kidnapper par celui qui devint son époux.
« Mme Franck James est une femme d’une trentaine d’années, d’une beauté remarquable, quoique son visage porte les traces des fatigues et des soucis de son existence d’aventures et d’alarmes.
Dès que le bruit de son arrivée s’est répandu, tous les notables et tous les reporters de la localité sont allés lui présenter leurs devoirs. Elle a reçu tout le monde avec beaucoup de grâce et d’affabilité, mais elle n’a répondu qu’avec réserve aux questions qui lui ont été faites au sujet de son mari.
Tout ce qu’elle a consenti à dire de lui, c’est que lors d’une de ses récentes expéditions – le vol de la Banque de Northfield, Minnesota – ce pauvre Frank a reçu une balle dans le poumon droit. Cette blessure le gêne considérablement et pourrait même avoir une issue fatale. »
De sa retraite, Frank parvient néanmoins à s’entretenir avec Me Haire, un avocat de Kansas City, lequel lui négocie une reddition aux meilleures conditions possibles, en accord avec l’engouement quasi chevaleresque suscité par les exploits du gang James.
« M. Haire déclare avoir reçu du gouverneur un écrit promettant un pardon entier à Franck James s’il se constitue prisonnier dans un délai déterminé.
La promesse est depuis plusieurs jours entre les mains du bandit, mais il hésite, il redoute quelque trahison, et l’on est forcé de reconnaître qu’il n’a pas tout à fait tort, si l’on songe au sort de son frère, que le gouverneur a réussi à faire assassiner par des amis intimes, en qui il avait mis toute sa confiance et qu’il avait comblés de bienfaits. »
Frank James finit par accepter la proposition. Il a l’opinion publique derrière lui, il aime à penser que le gouverneur Crittenden ne prendra pas le risque politique de faire abattre le deuxième frère James.
« L’autre jour, Frank James, habillé à la dernière mode, s’est rendu chez le gouverneur, qui l’a fort bien accueilli, “heureux de pouvoir serrer la main dans cette circonstance”.
Gravement, James a retiré de dessous sa redingote deux énormes revolvers, qu’il a remis au gouverneur, en lui faisant remarquer qu’il était le premier homme qui eut touché ces armes depuis vingt-cinq ans. Cette politesse du bandit lui valut une nouvelle poignée de main du gouverneur et des personnes qui l’entouraient.
À la fin de cette entrevue, bien américaine, il fut décidé que James irait se constituer prisonnier dans une petite ville des environs. […]
On n’aurait pas autant d’égards pour un honnête homme que pour ce héros de grand chemin ; mais ce sont là choses d’Amérique. »
Mais la presse française n’est pas au bout de ses surprises. Au bout de trois semaines d’un procès dont les seuls témoins venaient en soutien de la défense, le verdict tombe pour Frank James.
« Le ministère public s’est efforcé, avec beaucoup de talent, de faire ressortir la culpabilité de l’ensemble des faits relevés à la charge de James ; mais, en l’absence de preuves matérielles absolues, il n’a pu convaincre le jury, qui, après avoir délibéré pendant quatre heures, a rapporté un verdict d’acquittement sur tous les chefs.
Ce verdict a été accueilli dans la salle par de vifs applaudissements aussitôt réprimés par le président de la cour.
En dehors du palais de justice, la décision du jury n’a pas produit moins d’effet. La populace s’est livrée à des démonstrations bruyantes ; à tel point que le maire de la ville a dû faire fermer les débits de liqueur pour prévenir des désordres. »
Ce sont là « choses d’Amérique ».