La légende de l'Ankou, l'infâme croque-mitaine de Bretagne
Barques fantômes et charrettes lugubres, villes englouties et forêts hantées : en Bretagne, les croyances ancestrales liées à la mort et à l'Ankou, son implacable émissaire, sont restées vivaces.
En 1893, l'auteur breton Anatole le Braz (voir son portrait dans L'Ouest-Éclair) publie une œuvre qui fera date, La Légende de la mort, deux volumes dans lesquels il rassemble tous les contes, récits et souvenirs qui ont cours sur les terres armoricaines. Ainsi, écrit-il :
« Voyager en Bretagne, c'est fouler le sol classique des ossuaires et des charniers. Il n'est pas de bourgade si humble, pour ainsi parler, qui n'ait le sien ou qui n'en exhibe au moins les débris. »
En 1912, Le Petit Parisien revient sur la légende de l'Ankou :
« L'Ankou est la sombre image qui plane au-dessus de la vieille Bretagne armoricaine. [...] Celui-ci règne sur toute l'Armorique, et nombreux sont les gens qui, pour leur malheur ou celui d'autrui, en font la rencontre, soit quand il passe dans la nuit ainsi qu'un météore, soit quand il court, sous la forme d'une fouine ou d'un chat, d'un hibou ou d'un cheval égaré, galopant en hennissant aux alentours des villages. [...]
On dépeint aussi l'Ankou, nous dit M. Le Braz, "tantôt comme un homme très grand et très maigre, les cheveux longs et blancs, la figure ombragée d'un large feutre, tantôt sous la forme d'un squelette drapé d'un linceul, et dont la tête vire sans cesse au haut de la colonne vertébrale, ainsi qu'une girouette autour de sa tige de fer, afin qu'il puisse embrasser d'un seul coup d'œil toute la région qu'il a mission de parcourir".
Quel qu'il soit, homme ou squelette, il tient à la main une faux dont le tranchant est tourné en dehors, et qu'il lance en avant sans jamais la ramener à lui. Il va sur un char traîné par deux chevaux, dont l'un est maigre et l'autre gras, et escorté de deux compagnons, le premier guidant les chevaux, le second ouvrant les barrières des champs et les portes des maisons. »
L'Ankou met en garde contre l'oubli de notre mort prochaine, rappelant à ceux qu'il croise sur son chemin : « Maro han barn ifern ien, Pa ho soign den e tle crena » (la mort, le jugement, l'enfer froid, quand l'homme y songe, il doit trembler). Il n'est cependant pas fondamentalement mauvais : il lui arrive d'aider les vivants en les prévenant de leur mort afin qu'ils mettent leurs affaires en ordre avant de mourir.
Fortement imprégnés par cette légende, de nombreux Bretons ont longtemps perpétué des pratiques séculaires, comme de ne pas verrouiller les portes la nuit, en prévision de la venue possible des morts.
« Aujourd'hui encore, on a soin de couvrir de cendre la braise de l'âtre pour qu'ils soient assurés de trouver du feu à toute heure. Et les aliments qu'on dispose ou qu'on laisse sur la table, le soir de certaines fêtes, répondent à la même préoccupation. »
Et l'auteur du Petit Parisien de conclure :
« Cet amour des choses de la mort explique la Bretagne lointaine, celle où la vie moderne pénètre difficilement, et nous fait comprendre sa haute et sereine gravité, et ce qu'il y a d'un peu mélancolique dans ses plus grandes joies. On rit, mais, en même temps, on songe à l'Ankou, qui s'approche peut-être. »