Interview

Les Français au Maghreb : « un face-à-face qui n'exclut jamais le côte à côte »

le 10/03/2021 par Daniel Rivet, Marina Bellot
le 25/02/2021 par Daniel Rivet, Marina Bellot - modifié le 10/03/2021

Au contraire du choc frontal provoqué en Algérie, les Français tentèrent au Maroc et en Tunisie d'imposer une « domination oblique ». C’est ce à quoi s'est intéressé l'historien Daniel Rivet : la constitution d’une société du contact, qui ne résista toutefois pas aux guerres de décolonisation. 

Daniel Rivet est historien, spécialiste du Maghreb à l’époque coloniale. D'abord assistant à la faculté des lettres et sciences humaines de Rabat (1967-1970) dans le cadre de la coopération, il est devenu enseignant-chercheur à l’université Lumière/Lyon II, puis professeur d’histoire du monde musulman contemporain à l’université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne. De 2002 à 2006, il a été également directeur de l’Institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman rattaché à l’EHESS. 

Il a publié de nombreux ouvrages consacrés aux causes et aux conséquences de la colonisation, notamment Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation. 

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Bien que l'histoire coloniale du Maroc et de la Tunisie soit différente, vos travaux montrent que l’élément structurant sur la longue durée est la menace de divorce entre l'État et la société au Maghreb, qui commence avant la colonisation. Est-ce à ce décalage entre État et société que l’on peut imputer selon vous la perte d’indépendance du Maroc et de la Tunisie ? 

Daniel Rivet : Oui absolument. Et de l’Algérie aussi. Jamais l'État n’est arrivé à coaguler, condenser, rassembler autour de lui la société dans son entièreté. C’est ce qui permis à la France, dans ces trois pays, de trouver des forces centrifuges alliées, complices, contre les États qui préexistaient à la colonisation. En Algérie, c’est en s'appuyant sur les tribus makhzen qui contrôlaient les points stratégiques du pays au nom du beylik turc que l'armée d'Afrique a trouvé des protecteurs contre Abd el Kader, qui soulevait l’ouest du pays tout entier. En somme, diviser pour régner. Ceci permet à Bugeaud de construire une forteresse coloniale le long de la côte dressée contre l’intérieur de l’Algérie personnifiée par l’émir du Jihâd.

Comment expliquer que le Maroc et la Tunisie ne furent pas des départements comme l'Algérie ?

Il n’en fut jamais question. Les puissances étrangères (l’Angleterre et l’Allemagne surtout) veillaient au grain. Le bey de Tunis et le sultan du Maroc ne voulaient pas perdre leur souveraineté et défendirent l’intégrité de leur régence ou empire avec ténacité. Et puis les Français avaient réfléchi : déjà Napoléon III partisan d’un Royaume arabe en Algérie, puis, sous la Troisième République, les hommes du parti colonial les plus avisés, avaient réalisé qu'une colonisation frontale, qui s’opposerait terme à terme à la population, mènerait à la catastrophe.

Leur conviction est qu’il fallait en Tunisie et au Maroc faire comme les Anglais, pratiquer l’indirect rule, c'est-à-dire une forme de domination oblique en maintenant des native screens (des écrans indigènes). Donc conserver la régence du Bey et l’empire chérifien avec la figure du sultan commandeur des croyants. Et prendre appui sur l’armature étatique préexistante, rayée d’un coup de sabre en 1830 à Alger...

L'expropriation des colonisés, systématisée sous la IIIe République en Algérie, reflète-t-elle une peur viscérale de l'insurrection ?

En Algérie, la France débarque avec l’expérience acquise par la guerre en Espagne de 1808 à 1812. Bugeaud lui-même est un vétéran de cette guerre de contre-guerilla acharnée. La France a recherché le choc frontal, mais, au lieu d’affronter une société sédentaire régentée par un État territorialisé et fiscal, elle tombe sur une société volatile qui a l'habitude d’échapper à l’emprise de l'État dès qu’il arrive. Lors des expéditions fiscales livrées par les agents du beylik (l’Etat ottoman), les gens s’enfuyaient pour ne pas être molestés et pillés. Il y avait déjà un rapport d’évitement entre l’État et la société dans tout le Maghreb. 

Bugeaud pense tenir avec des colonies de colons vétérans de l’armée d’Afrique. Et c’est le mythe de l’Afrique du Nord grenier à blé de la Rome républicaine qui sert de référence aux premières tentatives de colonisation.

Mais je dirais que l'Algérie a été aussi une sorte de terre d’expérimentation. On y transportait les gens devenus indésirables en France : les insurgés de juin 1848, les communards, les enfants trouvés, les officiers qui s'endettaient au jeu… Ce fut une terre de bannis, d’hommes en trop sur le versant nord de la Méditerranée : l’Andalousie, les Baléares, le midi en France, la Sicile, etc. La France a essayé de fixer en Algérie ces populations flottantes et dangereuses pour l’ordre établi en leur faisant miroiter la perspective de la colonisation officielle, notamment via les lots attribués gratuitement aux volontaires.

Dans votre ouvrage Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, vous restituez le cheminement de populations entremêlées dans « un face-à-face qui n'exclut jamais le côte à côte ». Au-delà de l'antagonisme entre colonisateurs et populations colonisées, quels furent, au Maroc et en Tunisie, les lieux et les liens de sociabilité intercommunautaire ?

Qu’il y ait eu un fossé entre colonisateurs et populations est une évidence. Dans les trois pays, un mur s'installe entre les uns et les autres, construit par le Code de l’indigénat en Algérie et ses succédanés dans les deux protectorats. Mais certains passaient à travers le mur et c’est cela qui intéresse l'historien : la constitution d’une société du contact, éphémère. Elle ne résistera pas au choc des guerres de décolonisation après 1945.

D’une certaine manière, on se parlait plus à l’époque coloniale entre Maghrébins et colons qu’aujourd’hui entre immigrés d’origine maghrébine et Français des classes supérieures. Les gens se connaissaient, étaient frottés de contact les uns les autres, du moins dans les villes et les villages de colonisation.

Ils étaient « engrenés » les uns aux autres, dans la rue en ville, sur la petite place à kiosque au village où les anciens combattants paradaient avec leur flopée de médailles, dans les stades, au café, dans les hôpitaux, mais aussi à l’école – même si seulement 15% des jeunes Maghrébins étaient scolarisés aux alentours de 1950. Et enfin, à la caserne : l’armée est sans doute le lieu le moins inégalitaire dans la société coloniale. Au feu, il n’y a plus de Français chrétiens ni d’Arabos-berbères musulmans ; il n’y a que des hommes soumis à la même épouvante. Il ne faut pas oublier que des Maghrébins ont risqué leur vie dans les tranchées en 1914-1918 pour aller chercher leur officier blessé. Des liens forts d'hommes à hommes s’étaient noués au combat.

Mais il ne faut pas idéaliser ces lieux de rencontre, qui sont rattrapés par la frontière coloniale.

Après la Seconde Guerre mondiale, les relations dégénèrent quand les nationalités s'affirment, se durcissent. Je retiens cette anecdote d’un jeune Français de Rabat extraite de ses souvenirs écrits : sur le terrain vague où il jouait au foot entre ados, Marocains et Français tiraient à la courte-paille pour savoir comment composer les équipes. Après le manifeste de l'Indépendance de 1944, les Marocains disent : on ne tire plus au sort la composition des équipes, désormais on met les Marocains d’un côté et les Français de l’autre.

C’est peut-être entre femmes que les liens durèrent le plus longtemps. Les « nounous » s'attachent aux enfants et les femmes françaises - celles qui ne sont pas xénophobes, toutefois - soignent, livrent des médicaments, échangent des recettes. Il y a une connivence forte entre femmes.

Dès les années 1930, le nationalisme anti-colonial s’affirme au Maroc et en Tunisie. Est-il majoritairement le fait des jeunes générations, dont les aspirations se heurtent à l’incapacité de la France à repenser sa relation au protectorat ?

La France, originellement, a une conception évolutive du protectorat en Tunisie et au Maroc. Lyautey (1912-1925) voulait que le protectorat régénère en douceur le Maroc et que le pays devienne indépendant sous l'égide de la France. C’était de la coopération avant la lettre.

Mais il y a un blocage des deux protectorats qui ne font pas de place aux  jeunes gens qui sortent de collèges ou lycées prestigieux. Ces jeunes sans perspective, dans un protectorat où ils se sentent des étrangers, infusent, incubent le nationalisme – un nationalisme partagé, tiraillé entre l'Orient et l’Occident.

Je rapporte cette anecdote dans le livre : un jeune Marocain dit à son professeur de français en passant devant le palais royal à Rabat, alors que les Français viennent de déporter le futur Mohamed V à Madagascar : un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Ce mot révèle l'intériorité partagée, en même temps que l’amertume vis-à-vis des Français et la colère qui monte.

Le naufrage de l'Algérie française ne contribua-t-il pas à occulter la violence de la décolonisation dans les protectorats ?

Effectivement, comme la Guerre d’Algérie est la dernière (1954-1962), on a oublié que la décolonisation au Maroc et en Tunisie est loin de s’être déroulée sans heurt. Rappelez-vous que l’institution la plus forte de la République coloniale, c’est l’armée d'Afrique. Elle est très solidement établie dans les trois pays, et elle a massivement contribué à la libération de la France en 1944. Elle a le sentiment que la  métropole a une dette vis-à-vis d'elle. Elle tient à rester au Maghreb et elle tape, cogne très fort: par exemple en ratissant en 1953 le Cap  Bon en Tunisie et la région d’Oued Zem au Maroc en août 1955.

Le nettoyage des fellaghas comme on disait à l’époque, et la répression des tribus fut terrible. Il y a eu entre 10 000 et 20 000 morts en quelques jours au Maroc. On l’a complètement oublié, car le sultan est revenu deux mois après et que les Marocains, chevaleresque en quelque sorte, ont passé l’éponge. La police politique a torturé aussi à Casablanca  Ça a été très dur, mais on l’a occulté. D’une part, c’était l’armée d'Afrique : cela passait plus inaperçu. Les violences étaient le fait de la légion étrangère, des goumiers et tirailleurs sénégalais : pas des appelés comme en Algérie, qui en ont parlé.

D’autre part, les Marocains et les Tunisiens se turent, subirent en silence la violence de la répression coloniale. Les régimes qui suivirent après l’indépendance furent très durs et étouffèrent la voix des opposants bien plus sévèrement que la France coloniale. Un mal en chassa un autre, d'une certaine manière.

Daniel Rivet est historien. Il est l'auteur de l'ouvrage Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation, initialement paru chez Hachette en 2002.