Les ultimes articles de Jaurès en faveur de la paix
En juillet 1914, dans les semaines précédant l’éclatement de la Première Guerre mondiale, Jean Jaurès multiplie les articles dans son journal L’Humanité pour tenter d’enrayer le déchaînement de la violence. Son pacifisme lui coûtera la vie.
Le 28 juin 1914, à Sarajevo, un nationaliste serbe assassine le prince François-Ferdinand, héritier du trône austro-hongrois. L’événement fait la Une de toute la presse internationale : les commentateurs ne le savent pas encore, mais cet attentat vient de lancer un engrenage qui, par le jeu des alliances, va plonger l’Europe dans un conflit destructeur.
Le 30 juin, dans son éditorial de L’Humanité, journal dont il est le fondateur, le socialiste Jean Jaurès réagit au meurtre de l’archiduc, liant ce dernier à la fièvre belliciste qui couve dans toute l’Europe :
« Si l'Europe tout entière ne révolutionne pas sa pensée et ses méthodes, si elle ne comprend pas que la force vraie des États n'est plus maintenant dans l'orgueil de la conquête et la brutalité de l'oppression, mais dans le respect des libertés et du droit, dans le souci de la justice et de la paix, l'Orient de l' Europe restera un abattoir où au sang du bétail se mêlera le sang des bouchers, sans que rien d'utile ou de grand germe de tout ce sang répandu et confondu. »
Jaurès est un pacifiste de long date. Il a non seulement énormément réfléchi et écrit à propos des possibilités de la paix en Europe, mais il s’est à plusieurs reprises engagé politiquement pour tenter d’enrayer la montée des rivalités entre grandes puissances. En 1913, il s’est ainsi opposé vigoureusement à la loi des Trois ans, qui prolongeait la durée du service militaire - une position qui va déclencher la rage des nationalistes.
Pendant tout le mois de juillet 1914, alors que les tensions montent en Europe, le député de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) va donc jeter toutes ses forces dans la lutte pour la paix, usant de tout son poids politique pour tenter d’infléchir la position gouvernementale.
Le 16, il s’exprime à Paris lors d’un congrès extraordinaire du parti, au cours d’un débat sur « l’impérialisme et la guerre » (il s’agit de préparer la participation française au futur Congrès socialiste international de Vienne, censé se tenir le 23 août).
Jaurès, lors de son allocution, détaille sa grande idée : le recours à la grève générale commune des travailleurs français et allemands, en cas de guerre, pour enrayer l’affrontement.
« Nous mettrons tout en œuvre contre le péril ; nous dénoncerons les dangers par l'agitation dans le pays et par l'action parlementaire, mais quand les nuées monteront, car les travailleurs seront menacés par l'orage, il est impossible qu'ils ne se souviennent pas qu'ils sont une force et qu'ils n'affirment pas bien haut leur volonté de paix.
Et en, fait, malgré des dissentiments théoriques, nous sommes d'accord pour dire que la cessation du travail est un moyen d'émouvoir et d'avertir les gouvernants. S'il est vrai que dans tous les pays, à certaines heures de crise, c'est à la grève générale que les travailleurs ont recours, il est impossible qu'ils ne recourent pas à ce moyen contre la guerre. »
Une proposition qui va faire vivement réagir les partis à la droite de la SFIO. « Haute trahison ! », clame Le Rappel. « Le citoyen Jaurès est un traître abominable ou le dernier des imbéciles », ajoute Le Soleil. « Chacun le sait, M. Jaurès, c’est l’Allemagne », conclut Charles Maurras dans le quotidien du « nationalisme intégral » L’Action française.
Le député socialiste répond dans L’Humanité, rappelant que la grève générale a pour objectif de « substituer l’arbitrage à la guerre » :
« Quoi qu'en disent nos adversaires, il n'y a aucune contradiction à faire l'effort maximum pour assurer la paix, et, si la guerre éclate malgré nous, à faire l'effort maximum pour assurer, dans l'horrible tourmente, l'indépendance et l'intégrité de la nation. »
Le 23 juillet, en réponse à l’attentat du 28 juin, l’Autriche-Hongrie impose un ultimatum à la Serbie. C’est l’escalade : inquiet, Jaurès déclare dans un discours à Vaise que « jamais l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l'heure où j'ai la responsabilité de vous adresser la parole. »
Mais alors que la Serbie mobilise ses troupes, il veut toujours croire à une « lueur d’espoir », titre de son article dans L’Humanité du 27 juillet :
« La situation reste très grave et pleine de péril. Cependant, l'irréparable n'a pas encore été commis.
Il n'y a eu, au moins jusqu'ici, ni coup de feu, ni invasion du territoire serbe, et tant que l'irréparable n'est pas accompli, on peut espérer que par un suprême effort de sagesse les gouvernants comprendront à quelle horrible catastrophe le monde serait conduit [...].
Que les dirigeants y réfléchissent, c'est le sort de l'Europe et de la civilisation qui est en jeu. »
Il renchérit le 28, affirmant que « jamais ce que le monde d'aujourd'hui a de chaotique, d'aveugle et de brutal n'a apparu avec une aussi noire évidence. La seule espérance qui reste, c'est précisément l'immensité même de la catastrophe dont le monde est menacé. Elle est si horrible qu'on hésite encore à croire que les plus fous ou les plus scélérats osent la déchaîner. »
Le même jour, l’Autriche-Hongrie, alliée de l’Allemagne et de l’Italie, déclare la guerre à la Serbie. Jaurès, une fois de plus, tente d’appeler les dirigeants à la raison dans son éditorial du 29 juillet :
« La déclaration de guerre de l'Autriche-Hongrie à la Serbie, officielle maintenant, est injustifiable [...]. Il faut que l'Europe garde tout son sang-froid. La Russie commettrait une grande faute en précipitant ses opérations, en élargissant le conflit.
L'ouverture officielle des hostilités ne frappe pas nécessairement de nullité la tentative médiatrice de l'Angleterre. Il faut laisser à la sagesse, à la raison le temps d'agir. »
Ce jour-là, il est à Bruxelles où le Bureau de l’Internationale socialiste, réunissant les délégués des grandes puissances européennes, tente de développer une campagne contre la guerre. Le soir du 29, il prononce un grand discours pour la paix. Dans L’Humanité du lendemain, il promeut encore l’unité des travailleurs allemands et français :
« Les vigoureuses démonstrations des socialistes allemands sont une magnifique réponse à ceux qui dénoncent l’inertie prétendue de nos camarades. Qu’en disent les nationalistes et réactionnaires de France et n’auront-ils pas honte de leur stupide et perfide refrain ? »
Enfin, le 31 juillet, Jaurès appelle une dernière fois les dirigeants européens à garder leur « sang-froid ».
« Pour résister à l'épreuve, il faut aux hommes des nerfs d’acier ou plutôt il leur faut une raison ferme, claire et calme. C'est à l'intelligence du peuple, c'est à sa pensée que nous devons aujourd'hui faire appel si nous voulons qu'il puisse rester maître de soi, refouler les paniques, dominer les énervements et surveiller la marche des hommes et des choses, pour écarter de la race humaine l'horreur de la guerre.
Le péril est grand, mais il n'est pas invincible si nous gardons la clarté de l'esprit, la fermeté du vouloir, si nous savons avoir à la fois l'héroïsme de la patience et l'héroïsme de l'action. La vue nette du devoir nous donnera la force de le remplir. »
Ce sera son ultime article. Le 31 au soir, après avoir bataillé toute la journée à la Chambre des députés et au ministère des Affaires étrangères pour tenter d’empêcher le déclenchement de la guerre, il s’attable avec des collaborateurs au Café du Croissant, rue Montmartre.
C’est là, à 21h40, que Raoul Villain, un nationaliste ulcéré par le pacifisme de Jaurès, le tue de deux balles de revolver tirées par la fenêtre du café. Plus rien n’empêchera la marche à la guerre. « L'hécatombe exécrable que préparent à cette heure, dans leurs ténèbres, les partis militaires et les nationalismes de tous les pays aura eu pour prélude un monstrueux assassinat », note lugubrement L’Humanité du lendemain.
Le même jour, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, puis, le 3 août, à la France. Suite à l’ouverture des hostilités, les dirigeants de la gauche rejoignent « l’Union sacrée » face aux Allemands. Lors de l’éloge funèbre consacré à Jaurès, le président de la Chambre des députés Paul Deschanel s’exclamera :
« Du cercueil de l'homme qui a péri martyr, de ses idées sort une pensée d'union ! De ses lèvres glacées sort un cri d'espérance. Maintenir cette union, réaliser cette espérance, pour la patrie, pour la justice, pour la conscience humaine, n'est-ce pas le plus digne hommage que nous puissions lui rendre ? »
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Pour en savoir plus :
Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Fayard, 2014
Guillaume Doizy et Jean-Luc Jarnier, Jaurès, apôtre de la paix, Hugo-image, 2014
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Tempus, 2008