1911 : le combat de Jaurès pour la retraite à 60 ans
La « retraite de vieillesse » est instituée en 1910 pour les salariés du commerce, de l'industrie et de l'agriculture, concédant une retraite à... 65 ans. Dénoncée par les militants du mouvement ouvrier comme une « retraite des morts », elle constitue, aux yeux de Jaurès, une première avancée qui doit être suivie de luttes pour faire abaisser l'âge de départ à 60 ans.
Après des décennies de procédures parlementaires, la loi sur « les retraites ouvrières et paysannes » est votée le 5 avril 1910 à l'initiative de René Viviani, alors ministre du travail et de la prévoyance sociale (et fondateur, avec Jean Jaurès, du journal L'Humanité en 1904).
Cette loi est la première à instaurer une retraite obligatoire et générale pour « les salariées des deux sexes de l'industrie, du commerce, des professions libérales et de l'agriculture, les serviteurs à gages, les salariés de l'État [...] et les salariés des départements et des communes » (Le Droit, 8 avril 1910). Dans L'Humanité du 20 mai 1911, Jean Jaurès, qui milite de longue date pour l’instauration d'une loi sur les retraites, publie « Effort nécessaire » dans lequel il soutient le principe de la loi (malgré les anomalies et injustices qu'elle crée) : à ses yeux, elle doit être adoptée pour constituer un premier jalon. Mais le député du Tarn, conscient de l'« aberration » d'une retraite à 65 ans, détaille son plan d'action pour que l'âge de départ soit abaissé, dans le futur, à 60 ans.
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EFFORT NÉCESSAIRE
Que l'âge de 65 ans soit exorbitant, que la contribution de l'État, commençant à cent francs en période transitoire et s'abaissant par degrés, pour les générations qui se succèdent, à soixante francs en période normale, soit dérisoirement insuffisante, je l'ai rappelé hier, et il est à peine besoin de le démontrer.
Ce serait une aberration de ne pas effacer de la loi, d'urgence, ces tares qui peuvent être supprimées sans que la loi soit mise en péril, sans que ses cadres soient brisés, sans que son application soit compromise et livrée à la merci des adversaires de toute législation sociale.
Il y a un troisième point qui préoccupe les travailleurs, c'est la situation faite aux vieux ouvriers qui, au moment de l'application de la loi, seront compris entre 65 ans et 70 ans. C'est un régime hybride et arbitraire de demi-assistance qui est organisé pour eux. Je sais bien que la question n'a pas une importance durable, puisque dans cinq ans, elle n'existera plus, et qu'à ce moment-là tous les ouvriers entre 65 ans et 70 ans seront sous le régime de la loi d'assurance ; mais la disposition transitoire adoptée par le Sénat risque de jeter sur les premières applications de la loi une défaveur déplorable.
Elle crée de choquantes anomalies. Au 3 juillet prochain, tous les salariés âgés de moins de 65 ans seront sous le régime de la loi des retraites. Même s'il ne leur manque que quelques jours pour avoir 65 ans, même s'ils ne versent que quelques jours et ne subissent qu'une retenue de quelques centimes, ils ont droit, aussitôt qu'ils atteignent l'âge de 65 ans, à la contribution de cent francs par an donnée par l'État. C'est un droit absolu. Ils n'ont pas du tout à établir qu'ils sont indigents. Même s'ils travaillent encore et reçoivent un salaire élevé, même s'ils ont des enfants en état de les soutenir, et quand bien même ils auraient gagné la veille un gros lot à la loterie, leur retraite de cent francs leur est due, comme est due au porteur d'un titre de l'État français la rente de ce titre. C'est là la force, c'est là la valeur incomparable du principe de l'assurance.
Au contraire, voici un vieillard qui, au moment du 3 juillet, a 65 ans trois jours. Comme, d'après la loi, il relève de l'assistance, il n'aura droit à l'allocation de l'État que s'il est indigent et s'il en fait la preuve et l'interprétation de l'indigence est extrêmement variable et arbitraire. Bien souvent, surtout si l'on applique les interprétations très restrictives qui sont recommandées depuis quelques années, la qualité d'indigent sera refusée à un vieil ouvrier, à un vieux paysan ayant plus de 65 ans, alors que la subvention de cent francs sera accordée de droit au salarié qui aura eu, au 3 juillet, un peu moins de 65 ans, et qui souvent sera moins pauvre que le travailleur plus âgé.
Il y aura là des contradictions blessantes. Et ce n'est pas tout. La loi votée par le Sénat dispose que les vieux travailleurs entre 65 et 70 ans ne pourront recevoir, en pension d'assistance, que la moitié de la pension d'assistance à laquelle ils auraient droit, dans leur commune, à l'âge de 70 ans. Et comme il y a beaucoup de communes où le chiffre de la pension d'assistance aux vieillards est misérable, comme il y en a un trop grand nombre qui s'en tiennent au minimum lamentable de cinq francs par mois, dans ces communes, les vieux entre 65 et 70 ans recevront une allocation si basse que ce sera une honte pour toute la loi, trente francs par an !
Mais même dans les communes comme Paris, où la pension d'assistance sera de cent francs, la condition de ceux qui, au moment de l'application de la loi, auront entre 65 et 70 ans, reste très inférieure, puisqu'ils auront à faire reconnaître leur qualité d'indigent, à côté d'assurés qui, eux, recevront les cent francs avec certitude et comme un droit absolu. À vrai dire, par cet exemple même, éclate la supériorité de l'assurance qui crée un droit absolu, inconditionnel, indiscutable, réalisé avec une certitude mathématique et automatique sur l'assistance qui livre le droit des individus à des interprétations arbitraires, à des évaluations incertaines, et qui les soumet à des conditions mal définies. Mais vraiment, il n'est pas bon que la preuve de la supériorité du principe de l'assurance sur celui de l'assistance soit administrée aux dépens des vieux travailleurs, ouvriers ou paysans, qui, au moment où la loi entrera en application, seront entre 65 et 70 ans.
Comment, parer à ce grave inconvénient ? Suffira-t-il que l'administration donne avis de se montrer très large dans l'admission au rôle des assistés. Il serait abominable, par exemple, d'opposer aux vieillards de plus de 65 ans, comme on le fait si souvent aujourd'hui, qu'ils ont des enfants en état de les soutenir. Il y avait là, même avant le vote de la loi des retraites, une restriction abusive de l'assistance. Mais maintenant que la loi des retraites est votée, dire aux salariés, sur le salaire desquels un prélèvement obligatoire va être fait en vue du fonctionnement des retraites, qu'ils ont en outre la charge d'entretenir leurs vieux parents ; dire que ceux-ci seront privés de toute allocation sous prétexte qu'ils ont des enfants qui travaillent, ce serait une énormité. Mais même si l'on se montrait, dans l'admission des demandes d'assistance, plus large et plus équitable, cela n'empêchera pas que, dans bien des cas, l'allocation d'assistance sera réduite à des proportions honteuses.
Il n'y a qu'une solution, c'est de faire entrer tous les vieux ouvriers, ceux qui ont dépassé 65 ans, comme ceux qui en approchent, sous le régime de la loi des retraites en sa période transitoire. Et voici comment se résument les trois revendications immédiates que nous porterons devant le Parlement, non pas pour contrarier ou ajourner l'application de la loi, mais pour la faciliter au contraire.
Abaissement de l'âge de la retraite à 60 ans, relèvement au chiffre constant de 120 francs de la part contributive de l'État et, par conséquent, attribution de la subvention d'État de 120 francs à tous les salariés qui, au moment du vote de cette disposition, auront dépassé 60 ans.
C'est le retour à ce que la Chambre de 1906 avait voté et il y aurait folie à n'y pas revenir.
Au demeurant, il y a au moins un point sur lequel ni la Chambre ni le gouvernement ne peuvent se dérober une minute, c'est l'abaissement à 60 ans, car il y a là-dessus chose jugée. La Chambre est liée par un engagement formel. Il y a environ deux mois, au nom du groupe socialiste parlementaire, j'ai soumis au Parlement un projet de résolution invitant le gouvernement à déposer sans délai un projet de loi abaissant à 60 ans l'âge de la retraite et organisant l'assurance contre l'invalidité. Ce projet de résolution a été voté par la Chambre, à l'unanimité, avec l'adhésion formelle du rapporteur général de la Commission du budget, M. Chéron, et du ministre du Travail du ministère Briand, M. Lafferre.
Nous avons donc dès maintenant un titre, et il serait vraiment extraordinaire qu'il ne fût pas reconnu par le ministère Monis.
Mais je montrerai que cette réforme implique et commande les deux autres. Je montrerai aussi qu'elle ne se heurte pas aux difficultés financières qu'on allègue.
La Chambre n'aurait aucune excuse de ne pas tenir sa parole. C'est à elle de faire que la loi, dont le principe est grand et contre laquelle bien des critiques injustifiables ont été élevées, mais qui a des tares réelles et profondes, conquière, par de sérieux amendements l'assentiment moral et la sympathie active de l'immense majorité du prolétariat.
JEAN JAURÈS.