En 1920, la dernière épidémie de peste parisienne
À l’été 1920, plusieurs cas de peste bubonique sont signalés dans les faubourgs pauvres de Paris. Cette épidémie de « peste des chiffonniers » est rapidement circonscrite, mais une partie de l’extrême droite tente cependant d’en rendre responsable les « juifs d’Orient ».
1920. Dans la presse, quelques articles mentionnent l’anniversaire de la dernière grande épidémie de peste à s’être abattue en France : celle de Marseille, qui a emporté près de 40 000 personnes entre 1720 et 1722 (plus de 100 000 sur toute la Provence).
Deux siècles plus tard, le temps de la peste bubonique semble loin. Surtout depuis que les progrès scientifiques de la fin du XIXe siècle ont permis de mettre au point des sérums contre la maladie. Aussi est-ce avec surprise que les lecteurs découvrent, le 15 août, cette information parue dans L’Intransigeant :
« Une nouvelle qui paraît assez inquiétante circule dans Paris. La peste bubonique aurait franchi notre cordon sanitaire et aurait atteint la capitale. Quatre cas, nettement caractérisés cliniquement, se seraient déclarés dans le dix-neuvième et le vingtième arrondissements. On nous signale même un décès à Pantin, rue de Paris, enregistré sous le nom de "maladie de Yersin" par l’état civil [...].
Les mesures prophylactiques les plus rigoureuses sont ou vont être prises [...]. Les malades ont été hospitalisés à l’hôpital Claude-Bernard, où il convient, nous dit-on, d’attendre le diagnostic bactériologique avant de se montrer catégorique. »
La peste à Paris ? Les autorités suivent l’affaire depuis le mois de juin, depuis qu’on a découvert la mort, par maladie, d’un homme et de son enfant à Clichy : examinée par un médecin, la veuve présente quant à elle un bubon dans l’aine. On suppose que la maladie est arrivée par un bateau transportant du charbon d’Angleterre et qui a déchargé à Levallois : des rats porteurs de la peste auraient alors contaminé les environs.
Les services épidémiologiques de la préfecture de police mènent l’enquête et découvrent d’autres cas, à Pantin, Saint-Ouen, Bagnolet, Clichy et dans le nord de Paris. Très vite, des mesures sont prises pour enrayer l’épidémie. Le terme de « peste » est évité : pour ne pas alarmer la population, les autorités emploient l’expression de « maladie n°9 ».
Le Petit Parisien, le 15 août, se veut rassurant et donne la parole au secrétaire général de l’Assistance publique :
« Il est certain que la préfecture de police a pris des mesures sévères, mais celles-ci doivent rassurer la population et non alarmer. Mieux vaut lutter contre un mal imaginaire que de se trouver brusquement désarmé devant un mal réel.
Ce qui est parfaitement exact [...], c'est que [...] nos savants ont entre les mains un sérum très efficace contre cette maladie et qu'ils peuvent en livrer autant qu'il le faudra dans le cas où une épidémie se déclarerait. »
Le 20 août, dans les colonnes de L’Avenir, un représentant de l’Institut Pasteur minimise lui aussi le danger, mais pointe du doigt les mauvaises conditions d’hygiène dans lesquelles vivent une partie de la population - car la maladie touche surtout les faubourgs pauvres de la capitale, ce qui lui vaudra d’ailleurs le surnom de « peste des chiffonniers ».
« Comme toutes les épidémies, la peste provient du manque de précautions, du manque d’hygiène et de salubrité... N’est-il pas scandaleux de constater que Paris regorge de rats, animaux qui, avec les poux et les puces, propagent le typhus et la peste ? [...]
Pour éviter les maladies et les épidémies, [...] luttons contre les rats, les moustiques, les mouches... la vermine des quartiers populeux... »
Rapidement circonscrite, la maladie ne fera que 34 morts. Mais elle aura des répercussions politiques, une partie de l’extrême droite tentant d’utiliser l’épidémie pour lancer des accusations antisémites.
C’est le cas notamment du sénateur de la Manche Adrien Gaudin de Villaine. Notoirement antisémite, il se lance en plein Sénat, le 2 décembre 1920, dans une diatribe haineuse jouant sur le vieil imaginaire associant, depuis le Moyen Âge, les Juifs et la peste. « Ce sont en général les juifs d’Orient qui nous apportent toutes sortes de maladies, déclare-t-il, notamment la lèpre, et surtout le mal numéro 9 - la peste […] Qu’attend-on pour prendre des mesures ? »
L’intervention est évoquée le lendemain par Le Petit Parisien, qui ne se donne guère la peine de la contester.
« Tout un peuple de réfugiés venus d'Asie s'est, depuis quelques années, abattu sur la France. Gens d’aspect étrange, d'allure hétéroclite, inquiétants, et qui parlent une langue à eux, une sorte de patois compris d'eux seuls. Ils sont, à l'heure présente, plus de 400.000 [...].
Dans une interpellation qu'hier, au Sénat, il a adressée à M. J.-L. Breton, ministre de l'Hygiène et de la Prévoyance sociales, M. Gaudin de Villaine s'est plaint de ces indésirables, laissés sans surveillance. Il convient pourtant de surveiller, et très sévèrement, ces réfugiés asiatiques ; il convient de les ramener à une notion plus exacte des nécessités hygiéniques, surtout dans une grande ville telle que Paris, qu'ils risquent de contaminer.
Et ne l'ont-ils point déjà contaminée ? N'est-ce pas eux qui nous ont apporté ce mal mystérieux, dit la maladie n° 9, la peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom ? »
Cette année-là, Gaudin de Villaine n’est pourtant pas le premier, dans les rangs de l’extrême droite, à pointer du doigt la population juive en l’accusant à la fois de propager des maladies et de répandre le « bolchevisme » - sans que les deux « maux » soient toujours nettement distingués dans le discours des accusateurs.
L’année 1920 est ainsi celle de la traduction en français du document antisémite Les Protocoles des Sages de Sion. L’ouvrage, qui rencontra un vaste succès en France, expliquait que l’une des stratégies des Juifs pour prendre le pouvoir consistait à inoculer des maladies aux non-Juifs.
Une thèse aussitôt reprise par l’extrême droite française : ainsi pouvait-on lire dans l’organe nationaliste et antisémite L’Action française, le 6 octobre 1920, cet article malveillant stigmatisant les « juifs étrangers » du quartier Saint-Gervais, à Paris (4e arrondissement) :
« Vivant dans une saleté horrible, portant sur eux nombre de bêtes au contact désagréable, la présence de ces hôtes est un véritable danger pour les habitants du quartier et pour Paris tout entier. Leur nombre qui va toujours croissant augmente les chances d'épidémie dans des proportions énormes et des mesures doivent être prises rapidement. »
L’idéologue Charles Maurras s’en prend dans le même numéro à « l’effroyable vermine des Juifs d’Orient qui infestent plusieurs arrondissements de Paris » et « y apportent les poux, la peste et le typhus, en attendant la Révolution ».
De nombreux journaux s’empresseront toutefois de nier le bien-fondé des accusations de Gaudin de Villaine. Dans Le Matin du 7 décembre, le bactériologiste Émile Roux, de l’Institut Pasteur, bat en brèche le discours antisémite du sénateur :
« A mon avis, [...] l'explication donnée est complètement fausse. On pourrait en fournir de nombreuses preuves ; et notamment le fait que les rares cas de peste bubonique constatés ne se sont nullement produits parmi les immigrants incriminés au Sénat.
Il est infiniment probable, d'après les enquêtes faites, que la maladie, aujourd'hui à peu près jugulée, dites-le bien, a été apportée dans la banlieue nord de Paris par des rats pesteux venus avec les péniches qui nous apportent le charbon anglais. »
L’Univers israélite, revue des « principes fondateurs du judaïsme », réplique de son côté le 10 décembre :
« Le Sénat, oui, le grave Sénat s’est donné la semaine dernière — le 2 décembre, une triste date — le spectacle de la fable des "animaux malades de la peste" [...]. On a incriminé les rats et les puces, les chiffonniers et les poubelles. Mais le pelé, le galeux, c’était, oui, c’était... le juif, en particulier le juif étranger, car on l’a dit en propres termes, "cette peste-là est la plus dangereuse de toutes" [...].
Y avait-il seulement des juifs parmi les malades ? Personne ne se l’est demandé ! N’est-il pas vrai que l’épidémie est venue par les ports maritimes, alors que les juifs de l’Europe orientale arrivaient par d’autres voies ? Personne ne s’en est soucié ! »
Au total, l’épidémie de 1920 fera 92 cas confirmés, dont 34 mortels. En France, la dernière épidémie de peste sera recensée à Ajaccio en 1945, faisant entre 8 et 10 morts.
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Pour en savoir plus :
Zineb Dryef, Dans les murs : Les rats, de la Grande Peste à Ratatouille, Don Quichotte éditions, 2005
Michaël Prazan et Tristan Mendès France, La Maladie n°9 : récit historique, Berg International, 2001