L’accueil glacial des « Illusions perdues » de Balzac dans la presse
Dans Illusions perdues, son chef-d’œuvre paru entre 1837 et 1843, Honoré de Balzac a dépeint un milieu journalistique rongé par l’arrivisme et la corruption. Lorsque le roman paraît, les critiques sont unanimes pour assassiner cette « horrible épopée ».
C’est aujourd’hui un classique parmi les classiques. Pourtant, lors de sa parution, Illusions perdues, roman tiré du vaste ensemble de La Comédie humaine, reçut un accueil catastrophique de la part de la presse parisienne. Un échec critique qui, à l’époque, assombrit douloureusement la réputation de son auteur, Honoré de Balzac.
Pour comprendre les raisons de cette réception glaciale, il suffit de se pencher sur le contenu du roman. Celui-ci, qui paraît en trois parties entre 1837 et 1843 (Les Deux poètes, Un grand homme de province à Paris et Les Souffrances de l’inventeur), appartient au cycle dit des Scènes de la vie de province.
Il raconte le destin de Lucien de Rubempré, jeune provincial lettré qui, sous la Restauration, se rend à Paris pour y devenir écrivain. Épris de gloire littéraire, il déchante pourtant devant les difficultés.
Il se tourne alors avec succès vers le milieu du journalisme, décrit par Balzac comme un univers cynique et amoral, totalement soumis aux puissances de l’argent, où la rumeur tient lieu d’information et où les échanges de bons procédés, voire le chantage, sont monnaie courante. « Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer », écrit Balzac, plaçant cette sentence dans la bouche de son personnage de journaliste dandy Émile Blondet.
Balzac, qui a 38 ans lorsque paraît la première partie des Illusions perdues, connaît bien le monde du journalisme parisien : il a lui-même écrit dans La Revue de Paris, La Presse, La Revue des deux mondes, Le Voleur, La Caricature... Son triptyque paraît à un moment-clé de l’histoire de la presse écrite, lorsque celle-ci se transforme en média de masse : ses tirages astronomiques et l’essor prodigieux de ses recettes publicitaires lui confèrent une puissance inédite.
La plupart des journalistes qui écriront sur le livre ne pardonneront pas à Balzac ses attaques. Un grand homme de province à Paris, la seconde partie des Illusions perdues, qui paraît en 1839, concentre les critiques. Le 17 juillet, Le Charivari écrit :
« Quelle horrible épopée M. de Balzac s’est plu à composer sur certaines hontes de la vie littéraire à Paris, qu’il eût mieux valu assurément laisser dans l’ombre comme toutes les ignominies, et quelle rancune d’auteur il a fallu pour que le journalisme tout entier se trouvât englobé dans cette réprobation ! [...]
Balzac a le grand tort, dans cette guerre, de confondre exprès, poussé sans doute par des rancunes d’amour-propre, les honnêtes gens et les quelques ignobles exceptions dont peut rougir la presse. A l’entendre, le métier de journaliste est une impure sentine où s’amassent tous les égouts de la société, et quiconque y tombe s’y corrompt et s'y putréfie à l’instant. »
Le Figaro, dans une critique assassine parue le 28 juillet 1839, renchérit :
« A force d'être le plus fécond des romanciers, l'auteur de la Vieille Fille a fini par en devenir le plus stérile [...]. L'auteur a prétendu saper le journalisme dans sa base, irrité que la critique lui ait signalé ses erreurs et lui ait fait son procès chaque fois qu'il y eût lieu. M. de Balzac a troqué sa plume contre un poignard, son encre contre du fiel [...].
Jamais M. de Balzac n'avait jamais poussé à un degré aussi déplorable, l'abus de ces locutions vicieuses, de ces tours embarrassés, de ces descriptions diffuses et de cette prétention à la profondeur intellectuelle qui font de ses romans un pendant curieux aux livres embourbés et pâteux qui florissaient en France, avant que Malherbe vint.
Telle est la publication dernière de M. de Balzac. Dieu veuille, pour nous et pour son libraire, que ce soit en outre sa dernière publication. »
La Quotidienne, en décembre 1839, livre également une attaque en règle du roman de Balzac et s’efforce de répondre au tableau peu flatteur qui s’y trouve :
« M. de Balzac, par malheur, n’a vu, dans ce sujet, que des inimitiés à satisfaire, un débouché où il pouvait répandre le trop plein de ses ressentiments [...].
Au lieu de vous en tenir exclusivement, M. de Balzac, dans votre peinture du journalisme, à ces tripots de bas étages, à ces viles boutiques, vous auriez pu, si vous aviez voulu faire un tableau fidèle, et non pas un pamphlet, trouver de nobles oppositions à mettre en regard de ces hideux tableaux. Non, quoi que vous diriez, même en ce temps de corruption, tout n’est pas corrompu. »
Face au roman, Le Commerce joue quant à lui la carte de l’indignation morale :
« Faudra-t-il enfin, parce qu’il a plu à M. de Balzac de pétrir ensemble dans ce cloaque, qu’il appelle un livre, la fange du cœur et la fange du corps, les immondices de la pensée et les immondices de la matière ; faudra-t-il, dis-je, y tremper aussi nos mains frémissantes ? [...]
Et nos yeux, d’ailleurs, ne se ferment-ils pas d’eux-mêmes devant cet amas triste et confus de détails froidement lascifs, d’énigmes lourdement méchantes ? »
De son côté, Le Constitutionnel, qui affirme ne vouloir examiner que la dimension littéraire du roman, lui trouve des défauts de construction :
« Nous ne jugerons son œuvre que par ses côtés littéraires. Vue ainsi, elle a sans doute des parties fort belles, mais elle pèche dans le ton général, dans l'harmonie du plan, dans la vérité des caractères. Aucun des personnages de ce livre n'appartient à la vie réelle ; il faut aller au bagne pour trouver d'aussi grands scélérats, des monstres aussi niais, des coquins aussi stupides.
Pour l’honneur de l'humanité, persuadons-nous bien que ce sont là des portraits de fantaisie, sortis d'un cerveau de coloriste en goguettes ; des charges souvent heureuses, mais des charges seulement. C'est un tableau de mœurs exécuté d'après le procédé des figurines de Dantan, une parodie humaine. »
Décrié à Paris, Illusions perdues obtiendra toutefois de meilleures critiques dans certains titres régionaux éloignés des cercles journalistiques de la capitale. Ainsi dans Le Journal de commerce de la ville de Lyon, qui écrit le 14 juillet 1839 :
« Un Grand homme de province est une piquante satire des mœurs littéraires et du journalisme parisien ; c’est une chaude et éloquente plaidoirie en faveur de la province et de sa vie calme et pure que tant de sublimes génies incompris dénigrent et délaissent étourdiment pour la dure épreuve d’une laborieuse et stérile existence, pleine de souffrances et de déceptions !
Ajoutez à ces descriptions si attachantes le charme émouvant d’un style toujours brillant, toujours correct, toujours poétique, et vous comprendrez quels véhicules puissants de curiosité intéressante enferme chacun des chapitres d’Un Grand Homme de province. »
La réputation de Balzac pâtira de cet accueil violemment hostile et le livre sera assez peu réédité au cours du XIXe siècle, par rapport à d’autres de ses ouvrages comme Le Père Goriot ou La Cousine Bette. La véritable reconnaissance sera plus tardive et ne surviendra qu’au XXe siècle ; Marcel Proust considérait par exemple Illusions perdues comme le meilleur roman de Balzac. Celui-ci sera porté triomphalement au cinéma par Xavier Giannoli en 2021.
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Pour en savoir plus :
Suzanne-Jean Bérard, La genèse d’un roman de Balzac : Illusions perdues, 1837, Colin, 1961
Gonzague Saint Bris, Balzac, Une vie de roman, Télémaque, 2011
François Taillandier, Balzac, Gallimard, 2005
Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, Maspero, 1967