Le premier succès de Balzac face aux critiques
Au mois d'août 1831, Balzac entre en fanfare dans le monde littéraire avec l'une de ses toutes premières œuvres, La Peau de chagrin. Les critiques prédisent un talent qui comptera dans l'histoire.
En 1831, le jeune Honoré de Balzac n'est pas encore le grand auteur salué pour le monument romanesque de sa vie, La Comédie humaine. Et pourtant, sous la plume des lecteurs du roman qui vient de paraître sont déjà tapies admiration et fascination.
Le rédacteur littéraire du Figaro clame ne pas douter du succès futur de l’auteur alors inconnu de La Peau de chagrin.
« Le succès de ce livre n'est pas douteux pour moi. Malgré l'assurance de l'auteur et celle du libraire, je donne aussi la mienne : on peut croire à son désintéressement.
Jeune et beau, le talent de M. de Balzac ne s'arrêtera point à ce premier succès ; il nous donnera bientôt l'occasion d'en proclamer d'autres. »
Des formules dithyrambiques étoffées de maints adjectifs tous plus intenses les uns que les autres disent la certitude d'avoir entre les mains une œuvre qui fera date. Formules qui pourraient être résumées sobrement par cet extrait tiré du Constitutionnel :
« Le talent est ici incontestable et l'attrait réel. »
L'écrivain naît sous les yeux ébahis des commentateurs en dépeignant les turpitudes de son temps ; et c'est ainsi qu'il est adoubé et pressenti pour compter parmi les grands.
Sur le fond, l’œuvre est présentée par Balzac comme un « roman philosophique ». Il se pose ici en héritier des réflexions intérieures du siècle précédent, celui des Lumières, le même qui a défié l'obscurantisme et libéré la pensée du seul joug catholique.
« Depuis longtemps il n'avait rien été créé qui exprimât à ce point le désenchantement, le désespoir, le doute, les douleurs de l'impuissance de réaliser le bonheur dans cette société qui n'a plus d'avenir à promettre [...].
Ce roman, avec ses caprices, ses inconséquences, ses immoralités, nous paraît une expression fidèle de notre société. »
Et sur la forme, Balzac se distingue par un style de poète travaillant toutes sortes de matériaux, plébiscité par le journaliste du Globe comme par celui de La Quotidienne.
« Le style surtout de M. de Balzac brille par un coloris éclatant, éblouissant ; il se plaît à décrire, à montrer aux yeux, à broyer, à étaler des couleurs ; c'est un peintre du premier ordre. »
« Son style plantureux, chatoyant, est un flot qui roule à l'abandon, tantôt sur un lit de sable, tantôt sur un sale limon, charriant dans sa course l'or, le corail, l'ambre, la nacre, enfin toutes les richesses de la poésie. »
De poésie il est beaucoup question, et pour la pointer chez le romancier, les critiques n'hésitent pas à en user, quitte à déployer leurs propres talents de stylistes... Pur mimétisme ou réel talent ? Sans doute les deux.
Dans les journaux du XIXe siècle, les articles de critique littéraire sont alors extraordinairement longs. Les colonnes défilent, les mots s'enchaînent, le règne des images n'est pas encore advenu et ce sont les textes, les mots, les petites lettres en forme de pattes de mouches qui doivent tenir le rôle en entier : celui de retenir le lecteur, de lui décrire un sujet en le lui faisant vivre par la seule magie du langage.
C'est pourquoi pour un œil d'aujourd'hui, les critiques d'alors sont des écrivains comme les autres.
Il y a dans leurs styles, précisément un style, une liberté qui ne s'embarrasse pas encore d'habitudes académiques. L'usage systématique du « je » par l’auteur de l’entrefilet pour La Quotidienne, par exemple, rend ses textes plus personnels, plus vivants.
« […] moi qui ne suis ni philosophe, ni doctrinaire, ni homme de la nature, mais seulement un pauvre homme amoureux de poésie. »
Ce n'est pas seulement le pronom personnel « je » qui marque ici le caractère éminemment intime des textes, mais aussi la façon de contextualiser la lecture, de lui donner corps et vie en partageant des bribes de soi. Ainsi, dans la critique de La Peau de chagrin du Constitutionnel, on peut lire :
« J'ai lu la Peau de chagrin avec avidité, mais avec une avidité pénible, tourmentée. J'étais inquiet, je m'agitais sur mon fauteuil ; mais je ne pouvais pas quitter le livre ; je souffrais, mais je lisais toujours ; j'étais fasciné. »
La confession n'est pas loin et, de fait, le ton des rédacteurs se rapproche plus du langage passionné des blogs que de l'approche distanciée et prétendument plus sérieuse des médias traditionnels.
Les critiques défilent en un véritable combat de styles. Aucune métaphore n'est trop osée, aucune anaphore n'est trop précieuse pour ces esthètes assumés. Puis, au détour de l’article du Figaro, un peu moins acquis à la cause de Balzac que les autres, se glissent quelques doutes sur l'intérêt du style à tout prix.
« Le style y fait la roue : c'est la queue du paon. Mais ne faut-il pas craindre que cette recherche de mots, ce travail de lapidaire, ne conduise tout droit à l'oubli des passions, à la distraction des émotions fortes et nerveuses ? »
Appliquée au travail même des critiques, cette interrogation fait sens aussi : le déploiement poétique de leurs textes peut-il nuire à leur propos, faire ombre à leur sujet ? Non, car le Beau nourrit la beauté aussi bien que la beauté le Beau.
Et ce ne sont pas les nombreux lecteurs de Balzac à travers les âges qui viendront prétendre le contraire.